Samuel Dutacq

Salle d’attente

"Il lui semble, pendant cet instant, que le monde contenu entre les neuf pouces de la tablette est bien plus vaste et riche que celui qui se déploie en dehors, avec ses salles d’attente froides, ses gens inexpressifs et ternes, ses bourdonnements de ventilation et ses douleurs au ventre."

Émie a mal au ventre. La douleur s’est déclarée hier soir, après le repas. Sur le moment, elle s’est empressée d’en informer ses parents par le biais de sa tablette. La réponse de l’assistant médical ne s’est pas fait attendre. Sur les conseils de celui-ci, sa mère lui a fait avaler un comprimé et l’a couchée plus tôt que d’habitude. Une voix émanant de l’objet connecté lui a raconté une histoire censée l’aider à passer une nuit paisible. Ce matin, la douleur s’est réveillée, plus vive encore. Quand Émie a consulté sa tablette, l’assistant s’est adressé à elle de sa voix habituelle, rassurante, attentionnée : « Bonjour Émie, comment vas-tu aujourd’hui ? » Puis il l’a invitée à donner des précisions sur ce qu’elle ressentait en répondant à un questionnaire à choix multiples. Les réponses ont aussitôt été transmises à ses parents puis, avec leur accord, à son médecin traitant. Quelques minutes plus tard, elle a reçu une notification l’informant qu’un rendez-vous lui a été accordé ce jour-ci à 17h.

Malgré tous les efforts déployés pour optimiser la gestion du temps, il arrive encore que l’on attende, chez le médecin. L’automatisation d’un grand nombre de tâches informatiques par des algorithmes perfectionnés n’a pas suffi à supprimer le facteur humain. Il y a ceux qui arrivent en retard pour quelque raison que ce soit, ceux qui refusent encore que l’intégralité de leurs données médicales soient stockées sur des serveurs, ceux qui ne peuvent se passer d’un échange téléphonique, ceux qui viennent sans rendez-vous et ceux qui discutent de la pluie et du beau temps, obligeant systématiquement le praticien à dépasser le temps réglementaire au lieu de se contenter des seuls gestes d’auscultation et conseils thérapeutiques.

La mère et le père d’Émie font partie de cette nouvelle génération de parents qui ont pleinement intégré, dans leur existence, les nouveaux outils de planification. Leur vie, tant familiale que professionnelle, est une mécanique de précision où toutes les pièces fonctionnent en parfaite coordination. Les obligations domestiques sont partagées équitablement selon le travail de chacun. Aujourd’hui, il a été décidé que sa mère l’emmènerait chez le médecin ; ils n’ont même pas eu besoin d’en discuter.

Un jour, peut-être, toutes les familles coexisteront en parfaite synchronisation. Pour le moment, Émie a mal au ventre et elle attend. Sa mère, à côté d’elle, pousse un soupir en regardant sa montre connectée. Un simple retard et toute l’organisation de la journée s’en voit bousculée. Émie ne peut s’empêcher de culpabiliser et la douleur grandit. Ce n’est pas sa faute si elle a mal au ventre et si le médecin a pris du retard, mais l’agacement de sa mère se perçoit dans le moindre de ses gestes : tremblement ininterrompu des jambes, tapotement du pied gauche, agitation nerveuse des mains parcourant la poche de son manteau pour en sortir son smartphone, danse frénétique des doigts sur la surface tactile, longs soupirs toutes les trente secondes, accompagnés d’un léger avachissement du corps. Émie croit déceler, dans cette cacophonie de gestes, une danse rythmique, une mélodie secrète, mais le malaise qui l’habite reste plus fort que cette musique. D’ordinaire, elle aurait préféré souffrir en silence au lieu d’inquiéter ses parents, qui ont autre chose à faire que s’occuper de ses petits soucis. Cette fois-ci, la douleur était trop forte. Au moins, l’intermédiaire de l’assistant médical leur a évité une dispute.

La tablette ne la quitte pas, toujours fourrée dans son sac à dos lorsqu’elle n’est pas en train de jouer avec. Elle a reçu, pour son premier anniversaire, un modèle rose étanche, renforcé d’une protection en caoutchouc synthétique épaisse et sans PFC. À quatre ans, ce fut un objet plus perfectionné et, trois ans plus tard, l’Éducation nationale finança l’achat, pour tous les élèves de primaire, de tablettes éducatives nouvelle génération jouant à la fois le rôle d’instituteur, de conseiller d’orientation, d’éducateur, de nounou, de parent.

Ces temps-ci, Émie fait de gros efforts pour ne pas la sortir systématiquement dès qu’elle a quelques minutes devant elle. Personne ne sait pourquoi, elle préfère gigoter sur sa chaise et balader son regard dans tous les coins plutôt que se livrer à une activité stimulante. À l’école, la maîtresse lui a reproché, plusieurs fois, au cours d’un exercice, de lever le nez de son écran pour regarder ses camarades de classe. Cela lui a valu un mot dans son carnet. « Élève dissipée et manifestant des troubles de l’attention ; adapter les exercices et mettre en place un dispositif anti-décrochage. » Depuis ce jour, sa tablette se met à vibrer au bout de quelques minutes d’inactivité. C’est assez agaçant.

Émie résiste, parfois. On se demande ce qui la retient tant. Il n’y a vraiment pas grand chose qui fasse le poids comparé aux teintes chatoyantes, aux nuances surnaturelles et au fourmillement de détails contenus dans les millions de pixels de l’écran. Dehors, les couleurs se sont fait la malle. Elles ont rejoint ces eldorados virtuels où on leur a donné carte blanche. Cette salle d’attente n’échappe pas à la règle. Ces drôles d’endroits ont toujours eu une longueur d’avance : visuellement aseptisées mais abritant à peu de frais, grâce à leurs ventilations défaillantes, leur unique porte et leur absence de fenêtres, une belle diversité de microbes.

Seuls dépositaires des couleurs, les patients jouent le jeu de l’engrisaillement. Quand on est enrhumé, on ne veut pas se faire remarquer alors on choisit des vêtements ternes. On ne parle pas non plus ; personne ne veut couvrir le ronronnement de la VMC, qui fait autorité en ce lieu. On tousse, on toussote, on éternue, on se mouche, on se racle la gorge avec plus ou moins de délicatesse. Ce n’est sûrement pas cela qui ferait oublier à Émie son mal de ventre. Sa mère ne lui est d’aucun secours dans cette épreuve. Haute et impénétrable, froide et laconique, rigide ; un mur de chair et d’os parcouru de soubresauts. Il n’y a pas de regards à échanger, personne qui soit vraiment là… Et ce lieu qui n’en est pas un.

Les yeux d’Émie persistent quand-même à en explorer les moindres recoins. Il y a des affiches de prévention placardées sur les murs, un tableau d’art abstrait évoquant un Kandinsky discount délavé, des petites annonces vieilles de plusieurs années punaisées sur un tableau de liège… une affiche numérique verticale en dégradé jaune et rose comportant un code QR en grand format. Émie hésite. Les minutes sont longues, la douleur tenace, le malaise ambiant s’épaissit et la prend en tenaille. Émie manque d’air. Comme le vibreur de la tablette se fait insistant et plaintif, elle sort l’objet de son sac, le déverrouille, place ses oreillettes bluetooth dans ses oreilles et pointe l’objectif photographique sur le code QR.

En une fraction de seconde, une animation se produit sur l’écran : des bulles de couleurs se forment, accompagnées d’une douce nappe sonore et de percussions joyeuses rappelant des notes de xylophone. Émie est envahie par une vague de bien-être. L’espace se libère autour d’elle, elle respire à nouveau. Apparaît un personnage, mi-chat mi-humain, arborant des traits féminin et portant une blouse d’infirmière, qui s’adresse à elle d’une voix aigüe, presque nasillarde : « Bonjour Émie, je suis Kita l’infirmière. Bienvenue dans notre cabinet médical. malheureusement, le docteur est actuellement occupé avec un autre patient, mais ton rendez-vous va commencer dans quelques instants. En attendant, je te propose un petit jeu, je suis sûre que cela va te plaire. Est-ce que tu veux jouer avec moi ? »

Sous le personnage apparaît une unique bulle où est indiqué, dans une écriture toute en arrondis : « Jouer avec Kita. » Émie pose son doigt sur la bulle et celle-ci éclate dans un bruit satisfaisant, déclenchant une nouvelle animation au cours de laquelle apparaît un cabinet de médecin en trois dimensions. Tous les éléments principaux sont là : chaises et bureau, table d’examen, armoires contenant du matériel, lavabo, pèse personne… Les murs et les meubles sont d’un blanc tirant vers le rose, les revêtements de la table et des sièges sont jaune. Le médecin, personnage similaire, aux traits masculins, cette fois-ci, fait coucou de la main. Kita poursuit : « Je te présente Gobi, le docteur. Il va te poser quelques questions, es-tu prête ? » Une nouvelle bulle apparaît : « Répondre aux questions de Gobi. » Émie approche son doigt de la bulle, anticipant la satisfaction à venir, mais elle retient son geste. Le malaise, qui était tapis sous les chaises et dans les coins, en profite pour réapparaître, tenu à distance par la musique du jeu. Émie ne veut pas répondre aux questions de Gobi, pas plus qu’elle ne veut être ici. À l’extrémité de son champ de vision, les couleurs, vivantes et chaudes, paraissent s’échapper de l’écran pour lui intimer de reprendre l’aventure. Il lui semble, pendant cet instant, que le monde contenu entre les neuf pouces de la tablette est bien plus vaste et riche que celui qui se déploie en dehors, avec ses salles d’attente froides, ses gens inexpressifs et ternes, ses bourdonnements de ventilation et ses douleurs au ventre. Mais pourquoi ne lui offre-t-on pas d’autre choix que « Répondre aux questions de Gobi ? » Et si elle n’avait pas envie de lui répondre, justement ? Et si elle voulait créer son propre jeu ? Prenant une grande inspiration, Émie éteint l’écran et retire ses oreillettes.

L’expérience du jeu persiste dans ses oreilles sous la forme d’un acouphène suraigu, exacerbé par le souffle de la ventilation. Elle tente de reprendre son calme en se concentrant sur sa respiration. Le malaise guette mais n’a pas encore frappé. Il faut qu’elle le prenne de vitesse.

Après avoir parcouru l’intégralité de la pièce, ses yeux se perdent sur le carrelage blanc. La surface froide et polie ne permet pas d’y accrocher son regard. Seules les lignes entrecroisées offrent un point d’ancrage, comme les mailles d’un filet. Émie s’attarde sur quelques taches incrustées et d’origine incertaine puis son regard se pose au creux du sillon grisâtre et granuleux formé par la jointure. Tandis qu’elle se focalise sur ce point précis, la géométrie du lieu se transforme jusqu’à l’inversion. Les creux deviennent des crêtes et l’étendue lisse du carrelage s’estompe, ouvrant sur un espace vertigineux. Les traits se multiplient dans toutes les dimensions, formant la trame de cet univers encore vierge de toute idée et ne demandant qu’à être peuplé. Tandis qu’Émie descend dans ce monde abstrait, elle perçoit encore des bruits provenant de la salle d’attente. Elle croit reconnaître une toux, mais celle-ci prend une proportion inattendue, se réverbérant à l’infini jusqu’à provoquer l’oscillation des lignes qui l’entourent, lesquelles se transforment en cordes vibrant à l’unisson. Un éternuement provoque une distorsion spectaculaire s’achevant sur une tonalité pure et cristalline. Une légère dissonance vient moduler tous ces objets sonores pour créer une musique nouvelle, d’une complexité organique, formée d’une multitude d’impulsions chaotiques. Puis un événement vient bouleverser cet équilibre : une bourrasque s’insinue entre les cordes. Émie est aussitôt attirée vers l’arrière, à une vitesse inimaginable. En une fraction de seconde, les éléments qui composent ce monde sont réduits en poussière.

Émie sursaute sur sa chaise. La porte est ouverte. Le médecin a les yeux posés sur elle. Il attend. Tout le monde la regarde avec insistance. Qu’est-ce qu’elle a bien pu faire pour qu’on la fixe de cette façon ? La voix de sa mère l’extirpe pour de bon de sa rêverie : « Allez, tout le monde t’attend. » Émie se lève sans broncher. Sans plus prêter attention à sa mère, elle traverse d’un pas lent et assuré les quelques mètres qui la séparent du médecin, opposant à tous les regards braqués sur elle comme un air de défi. « Qu’ils se penchent sur leurs écrans, se dit-elle ; ce n’est plus pour moi ces choses-là. Je n’ai pas peur de regarder le monde. »

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