Samuel Dutacq

Les Reliefs d’un rêve

“Quand leurs regards se sont croisés, ils ont vu dans les yeux de l’autre un peu de ce relief qui leur manquait, comme un avant-goût des sommets, un refuge d’altitude convenant à leurs coeurs arides.”

Quelle famille n’engendre pas son lot d’extraterrestres, ces enfants dont on ne sait pas quoi faire et qui semblent devoir leur caractère bien plus à une mutation qu’à la simple combinaison de deux génomes ? Ainsi apprend-on, avec consternation, qu’un de nos rejetons s’intéresse à l’écriture ou bien à la danse… De telles aberrations sont plus communes qu’on le pense ; elles se couvent dans le secret d’une chambre d’enfant pour jaillir, un beau jour, et faire basculer toutes les espérances des parents qui rêvaient de mettre au monde un médecin ou un avocat… Ainsi, Annick et Laurent, sans s’être concertés, sans se connaître, ont nourri, durant leurs jeunes années, une même passion démesurée pour la montagne.

Habitant une petite ville côtière, ils se sont croisés de nombreuses fois sans se reconnaître. À deux cent mètres l’un de l’autre, ils menaient la même vie, sans le savoir, se détournant de la plage, haïssant férocement toute chose qui se rapportait à l’élément marin et, plus généralement, tout ce qui n’était pas en lien avec la montagne. Un même sentiment les animait du matin au soir, celui d’être étrangers à cet environnement, de n’être pas faits de la même matière que ces gens, de n’avoir rien en commun avec ce paysage, de détonner. À l’abri des regards, ils dévoraient toutes sortes d’ouvrages sur le sujet alors que leurs entourages respectifs se passionnaient pour les yachts, les barbecues et le kitesurf.

 

Ils se sont rencontrés dans un de ces troquets comme on en fabrique un peu partout : comptoirs à piliers, jeux à gratter, fléchettes et flippers… Ils avaient tous deux la vingtaine, avaient usé leurs semelles dans toutes les rues, sur toutes les plages, toutes les promenades ; avaient abîmé leurs regards sur le détestable horizon maritime sans jamais rien trouver qui vaille la peine d’être regardé, sans trouver la force de décamper. Quand leurs regards se sont croisés, ils ont vu dans les yeux de l’autre un peu de ce relief qui leur manquait, comme un avant-goût des sommets, un refuge d’altitude convenant à leurs cœurs arides.

 

Dès lors, cette passion nourrie secrètement s’exprima au grand jour. Le rêve, désormais partagé, se développa jusqu’à coloniser les derniers recoins de leurs pensées. Leurs conversations s’échafaudaient sur les contreforts alpins, se développaient sur les hauts plateaux du Caucase jusqu’à atteindre les plus hauts sommets : Annapurna, Aconcagua, Himalaya !

Vivre dans la même maison devint bientôt une nécessité. Dès qu’ils en eurent les moyens, ils achetèrent à crédit un modeste pavillon : ce serait leur chalet.

Tous les soirs, avant de s’endormir, ils se regardaient dans les yeux, se tenaient fermement les mains et répétaient comme une prière : « Un jour, nous irons à la montagne. » Pendant ce temps, leurs voisins partaient tous les hivers « à la neige » comme ils disaient. Revenaient plutôt amochés, le visage brûlé, mais riches de nombreuses histoires à raconter, dont ils ne manquaient pas de faire l’étalage.

Cela semblait un peu trop gros, pour Laurent. Quand leurs voisins disaient « on va à la neige », rien ne prouvait qu’ils se rendaient effectivement à la montagne. « Et les photos ? » demandait Annick. « Truquées ! » affirmait Laurent sans hésiter. De nos jours, on peut tout faire avec un ordinateur. Moi je te dis, tout ça, c’est de l’esbroufe, c’est pour le prestige, c’est pour se la raconter. Et ce ne sont pas quelques cottes de ski et paires de raquettes qui vont me faire croire le contraire. Ils font tout cela pour nous narguer. » Il ajoutait, d’une voix lyrique : « La montagne, la vraie, pas celle des magazines, nous la verrons un jour ! Car ces gens-là n’ont pas le courage de s’y confronter. La montagne, ce n’est pas une question d’argent, c’est du sérieux. Il faut négocier avec la montagne pour qu’elle vous accepte. Il faut savoir la regarder. Parce que la montagne n’est pas dupe, elle sait tout, elle lit en nous. Il faut être sincère. »

Sincères, ils l’étaient. Ils n’avaient aucun secret l’un pour l’autre. Ce que l’un ressentait, l’autre le ressentait aussi. Seules quelques divergences persistaient dans la manière dont il fallait se préparer. Annick tirait tout son savoir de milliers d’heures de lectures, à éplucher les ouvrages les plus réputés, cherchant dans ces livres les savoirs cachés, les indices que personne d’autre n’aurait décelés. Elle agissait en pionnière, en exploratrice. Laurent, vouant une obsession pour le matériel, passait de longues heures à consulter des manuels, des catalogues et des vidéos comparatives sur internet, si bien que sa compagne en vint à le questionner, après plusieurs centaines d’heures de visionnage : « Est-ce bien nécessaire toutes ces vidéos ? » Question qui ne manqua pas d’énerver Laurent. « Bien sûr que oui ! C’est un passage obligé. Il faut tout connaître si on ne veut pas se rater. Tu imagines, si après tant d’années d’efforts on se pointe là-bas sans le matériel adapté ? Quand on voyage vers l’inconnu, on se prépare à toute éventualité. C’est bien connu ! »

 

Les années passèrent et leur fameux projet ne cessa de grandir pendant que leurs voisins partaient chaque année « à la neige » comme ils disaient.

 

Un beau jour, Annick, en revenant de la banque : « On y est ! On y est ! Tu te rends compte ? » Laurent, qui ne réalise pas encore, lui demande : « Quoi donc, mon aimée ? » Et sa compagne, de lui répondre en sautillant : « On va à la montagne ! On va à la montagne ! » Elle qui s’attendait à une explosion de joie voit son compagnon s’assombrir. « C’est du sérieux, maintenant. Nous ne pouvons pas échapper à notre destin », déclare-t-il solennellement. Ce n’est pas tous les jours que l’on voit son rêve le plus cher sur le point de se réaliser.

 

Le jour du départ, alors que tous leurs bagages sont fin prêts et leur véhicule plein à craquer, Laurent est assailli par un doute. « Tu crois qu’on a fait ce qu’il fallait ? » demande-t-il, inquiet. Alors Annick entre dans une colère terrible : « Vingt ans ! Vingt ans que tu me fatigues avec tes équipements, tes guides, tes préparatifs interminables ! Et tout ça pour quoi ? Pour te défiler au dernier moment ? Ah, mais non ! Tu vas monter dans cette voiture et nous y conduire, et plus vite que ça ! » Cela fait vingt ans, en effet, qu’ils se sont juré de tout faire pour réaliser leur rêve. Vingt ans à assembler patiemment toutes les pièces de ce puzzle, vingt ans à réaliser des économies de bouts de chandelle pour se permettre « cette folie. » Alors, « qu’à cela ne tienne ! » Laurent s’installe au poste de conduite du monospace, leur dernière acquisition, et tourne la clé de contact. Ils prennent une profonde inspiration, jettent un dernier regard à leur petit chalet balnéaire et se lancent sur la route de la montagne.

 

Ils roulent presque sans interruption, s’autorisant seulement une halte pour un pique-nique express. À mi-parcours, Annick reprend le volant. Ils se parlent peu. Parfois, ils échangent un sourire puis se remettent à fixer l’horizon sans cligner des yeux. Après plus de neuf heures de route, les premiers éléments de relief se matérialisent au loin par de petites bosses. Une heure plus tard, ils distinguent aisément les rares neiges éternelles parsemant les sommets. Douze heures : ils se retrouvent au cœur du massif montagneux, à une altitude respectable. Mais il leur faut encore franchir plusieurs cols et parcourir de nombreux lacets pour atteindre leur destination.

Pendant qu’Annick conduit, Laurent consulte la carte. « On ne doit plus être bien loin, » dit-il en tapotant le papier « indéchirable. » Vient une montée plus abrupte que les autres. Dans les rétroviseurs, ils voient le paysage s’élargir alors que tout devient de plus en plus petit et lointain. Même les nuages paraissent minuscules.

C’est la dernière montée. Après le col, ils contempleront un paysage magnifique et sauvage où de petits villages côtoient des lacs miroitants… Le grand air !

 

Enfin : « On y est ! Tu te rends compte ! »

Annick serre le volant de toutes ses forces. Des larmes se mettent à ruisseler jusqu’à lui brouiller la vue. « Ça fait quelque chose, hein ! » répète-t-elle, pour elle-même, et pour son mari, qui sombre peu à peu dans une sorte de transe. Laurent, pour mieux se laisser porter, ferme les yeux, écarte les bras et penche la tête en arrière. Il prend une grande inspiration et tout son corps s’en trouve animé d’un frisson. « Ça y’est ! » se répète-t-il.

L’air qu’il respire charrie un parfum inattendu et discret. Au premier abord, ce n’est pas désagréable, mais en prolongeant l’inhalation, il est saisi par une réminiscence. « Ce n’est pas possible ! pense-t-il ; ça ne peut pas être ça ! » L’odeur s’installe pourtant dans son environnement olfactif, se répand, embaumant peu à peu tout l’espace de son âcreté. Comme pour compléter ce tableau, un élément sonore survient, le cri d’un oiseau, pas un aigle ni un vautour, mais un individu du genre larus : plumes blanches, gris clair sur les ailes, pattes roses, bec jaune et crochu, moue flegmatique. Se pourrait-il qu’un goéland argenté les ait suivis jusqu’ici ?

Laurent ouvre les yeux. Le spectacle qui se déploie devant eux est stupéfiant. Ici même, à mille deux cents mètres d’altitude, des files de touristes peu vêtus armés de bouées, de seaux, de pelles et de râteaux en plastique parcourent des rues où se disputent glaciers, crêperies et restaurants de poissons et crustacés. Annick, étourdie, relâche l’accélérateur. Elle ne prête aucune attention au ralentissement de la voiture, ni aux klaxons qui leur sont adressés, ni au soubresaut du moteur qui cale. Au loin se dégage l’horizon, tristement plat. Le ciel bleu accueille un ballet erratique de mouettes rieuses et de goélands braillards. Leurs regards, enfin, échouent sur une plage interminable et bondée. « tu te rends compte ! parvient à articuler Annick ; c’est la mer. Il y a la mer partout ! »

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