Le Palais des miracles

Écrite en 2014 à l'occasion d'un atelier d'écriture organisé à l'université de Caen par Belinda Cannone, cette nouvelle raconte la quête onirique d'un homme qui a perdu un être cher.

Puissent les dieux miséricordieux, s’ils existent, veiller sur moi durant ces longues heures où ni la volonté, ni aucune des drogues que l’homme a si ingénieusement mises au point ne peuvent m’empêcher de sombrer dans le gouffre du sommeil. La mort est charitable, car c’est pour l’éternité qu’elle nous garde. Mais pour celui qui s’en revient des plus profonds plis de la nuit, hagard et plein d’un savoir nouveau, la paix s’est envolée à tout jamais.

 

H.P. Lovecraft – Hypnos

 

 

 

Je débarquai dans ce monde par une chaude nuit de juillet. Dès que les dernières lueurs du jours se furent délitées, je m’étais empressé de rejoindre mes draps et de m’en recouvrir totalement la tête, comme j’en avais pris l’habitude, pour me couper du monde. J’arrivai sur une grande place que dominait ce qui me semblait être une forteresse. Elle avait ceci de particulier que deux tours monumentales comme on en trouve sur nos cathédrales gothiques la surmontaient. Toutefois, leur hauteur empêchait toute comparaison avec leurs semblables, et l’on pouvait aisément les classer parmi ces constructions qui relient ciel et terre, et qui semblent érigées en défi aux dieux. Ce rêve-là, assurément, n’était pas bâti comme les rêves du commun. J’eus tout de suite la certitude de me trouver face à une instance sur laquelle ni le temps ni les hommes n’avaient de prise. Mon premier réflexe fut de sortir mon appareil photo afin de figer cet endroit que je craignais fort ne jamais revoir, espérant ainsi retrouver ce cliché à mon réveil. Puis, comme mû par une volonté supérieure, je m’avançai sur le parvis. Des portes d’airain, de dix ou vingt hauteurs d’homme, gardaient l’entrée des lieux. J’y remarquai des inscriptions dans une écriture cunéiforme que je parvins aisément à déchiffrer : « Toi qui t’apprêtes à entrer, sache que tu t’engages sur une voie dont on ne revient pas. ».

L’avertissement ne fit qu’exciter un peu plus ma curiosité. Par la seule force de ma pensée, je fis s’ouvrir les portes et je crois bien que j’eus pu y parvenir également si elles avaient été de pierre. Ce qui me surprit d’abord, ce ne fut pas la beauté stupéfiante du hall, mais le silence étrange qui flottait dans l’espace, comme si le moindre son provenant de l’extérieur eût été altéré, adouci par un mur d’eau. J’avançais dans une galerie bordée de colonnes d’albâtre qui se reflétaient si bien sur le sol moiré qu’elles paraissaient sans fin. Tout comme moi, des êtres parcouraient cet endroit sans vraiment prêter attention à ma présence. Ils badinaient, riaient, dansaient, conversaient sans que je puisse saisir la moindre de leurs paroles.

Suivait une succession de salles, de cours intérieures, de salons que je découvrais avec étonnement. J’étais sur le point de perdre tout repère, quand une petite main gracile vint prendre la mienne et qu’une petite fille vint à point nommé pour me guider dans ce labyrinthe. Elle n’avait pas d’autre nom que « la petite fille », portait une élégante robe blanche et me considéra tout de suite comme son compagnon de jeu. Elle ne marqua aucune hésitation, m’évitant quelques endroits sans intérêt, préférant au contraire quelques raccourcis astucieux que les gens d’ici n’empruntaient pas. Au niveau supérieur, les couloirs austères n’étaient guère que des lieux de passage que traversaient les clercs ainsi que quelques fonctionnaires affairés. Plus loin, une terrasse fortifiée donnait sur une ville qui s’étendait, minuscule, en contrebas, jusqu’à se perdre à l’horizon. Et l’horizon lui-même se perdait dans l’immensité du ciel. Je me retournai pour contempler les deux tours que j’avais aperçu plus tôt. Vues d’ici, elles paraissaient plus impressionnantes encore. La petite fille m’expliqua, avec une grande insouciance, que bien qu’elles fussent en apparence identiques, l’une de ces deux tours renfermait le plus grand des secrets.

Tout en l’écoutant, je laissai errer mon regard dans les méandres de motifs gothiques. L’architecture était telle que chaque ligne, chaque courbe se poursuivait à n’en plus finir, que chacune de ces formes donnait nécessairement naissance à une autre. Elle poursuivais du même ton, m’expliquant que nul n’ayant osé s’aventurer en ce lieu n’avais mis la main sur le secret dont il était question. Laquelle des deux tours le recelait ? Il était impossible de le deviner, mais il me semblait que la suite, à coup sûr, m’en apprendrait plus. La petite fille me conduisit jusqu’au second niveau qui était l’exact opposé du premier. Ici les arches semblaient des explosions et les colonnes s’entortillaient passionnément entre elles. Tous ces ornements et toutes ces couleurs m’évoquaient l’extrême vivacité de la passion charnelle, et j’éprouvai à cette idée une fascination inquiète qui mettait tous mes sens en alerte. Mais, ce qui me troubla par-dessus tout, ce fut la soudaine disparition de la petite fille. Peut-être n’aimait-elle pas cet endroit, ou bien quelque devoir l’appelait… Malgré cela, je poursuivis ma visite. Derrière des courtines rutilantes, je distinguai des corps qui s’étreignaient avec violence. De même que ce spectacle se déroulait en demi-teinte, des sons me parvenaient de toutes parts, feutrés et envoûtants. J’aboutis à une autre terrasse, laquelle était ceinte de hauts murs couverts de lierre et de rosiers.

Une voix m’interpella, celle d’une grande femme majestueuse qui se présentait comme la Dame de ces lieux. Elle me vanta si bien la beauté et le parfum des roses qui peuplaient son jardin, que je fus immédiatement séduit. Il me prit l’envie folle de la serrer dans mes bras… Mais elle n’était assurément pas la personne à qui formuler une telle demande. Au lieu de cela, elle m’invita à prendre du plaisir avec une de ses plus belles fleurs, que je trouvai dans une salle à l’écart, tout près des escaliers. Je remarquai, juste avant de passer le seuil, que des éboulis bloquaient l’accès à l’étage supérieur. Le récit de la petite fille me revint à l’esprit, mais il n’était plus temps de se préoccuper de quêtes où de quoi que ce soit d’autre.

Elles étaient cinq où six, toutes d’une beauté incroyable et mise en valeur par des robes, taillées dans le tissu le plus fin, qui leur dévoilaient les épaules et une partie du ventre. Je les aurais toutes comptées parmi les plus belles filles de ce monde, mais une seule retint mon attention car son visage m’était étrangement familier. Elle me reconnut. Dans son regard se résumait toute la passion que ma vue suscitait en elle. Je dus bien le lui renvoyer puisqu’elle se jeta à mon cou et m’étreignit de toutes ses forces. Tandis qu’elle me couvrait le cou de baisers, elle me chuchota à l’oreille de douces paroles, m’appela par mon prénom… Puis nos bouches se rencontrèrent, brûlantes. La pièce s’était rétrécie. Les courtisanes s’étaient effacées sous des volutes de vapeur. Mon coeur s’emballait. Je voulais sentir contre ma peau la caresse de ses mains habiles, d’un geste infiniment lent faire glisser sa robe rouge contre son corps… Mais elle se dévêtit elle-même. En un battement de cil, elle était nue. Je me retrouvai nu à mon tour, bouillonnant et dans un état second. Je l’apprivoisai à nouveau, redécouvrant la caresse et le parfum de sa peau. À ce contact me revenaient à l’esprit les mots qu’elle me susurrait autrefois, dans ses derniers instants de lucidité pendant l’étreinte. Je me rappelai ses habitudes, ses désirs les plus fous, les plus extravagants, et mon empressement à les satisfaire. La voir fondre de joie était pour moi le spectacle le plus beau qui fut, l’image même de ce que devait être la vie… Comment avais-je pu vivre sans elle ? Comment avais-je fait pour ne pas me tuer ? À cette pensée, je l’étreignis plus violemment encore. Et sentir tout son corps réagir à mon étreinte me fit perdre ce qui me restait de raison. Nos deux corps entrèrent en fusion, nos esprits empruntèrent le seul passage par lequel ils pouvaient se retrouver. Nous oubliâmes tout, nous n’avions plus besoin du monde pour nous soutenir.

Mais il fallut bien que cela finisse. Un par un, les fils qui composaient la toile de ce rêve se dénouèrent. Ce monde, que j’avais fini par croire réel, se désagrégea à une vitesse folle. Au milieu de ce cataclysme, l’image de mon aimée se fissurait irrémédiablement. Et dans sa lente agonie, elle pleurait toutes les larmes de son corps.

 

Me réveiller fut comme assister au spectacle de ma propre mort. Une lumière crue inondait mon appartement pour en souligner le désordre et l’extrême froideur. À ma gauche, mon lit restait résolument vide. Par un mouvement convulsif, tout mon corps se replia autour des draps, comme si dans ce vide eut subsisté quelque chose d’elle. Mais il n’y avait rien que du vent, de la poussière, pas même un reste de parfum dans lequel aurait subsisté quelques gouttes d’espoir. La réalité m’étranglait… J’aurais tant voulu pouvoir mettre fin à mes jours. Elle était morte. Comment avais-je pu me laisser duper ?

Sans attendre, j’entrepris de retranscrire ce rêve dans ses moindres détails. La photographie ! Je devais bien l’avoir rangée quelque part ! Je la cherchais éperdument, dans les tiroirs, sous des liasses de papier, sans mettre la main dessus. Comment pouvais-je me comporter de manière aussi absurde ? Je devenais fou sans doute… Il devait bien exister un moyen d’extraire de ses rêves des objets, des images… des êtres ! Ce monde-ci et le monde des rêves devaient bien communiquer d’une manière ou d’une autre, il existait forcément des failles !

J’occupai toute ma matinée puis la journée entière à émettre des hypothèses, notant la moindre idée, la moindre impression. Il fallait à tout prix que je retourne dans ce palais. Tout y était possible, j’en étais certain. Peut-être même que je trouverais un moyen de réparer l’irréparable !… Non, impensable ! Comment pourrais-je… Tout en continuant de chercher dans cette voie, je me révoltais, m’indignais contre ma propre bêtise. Un homme sain d’esprit m’aurait ridiculisé en apprenant les idées folles, absurdes, qui germaient dans ma tête. Mais au-fur-et-à-mesure que les heures s’écoulèrent et que se rapprochait le moment où j’allais m’endormir, l’idée fit son chemin. Les hypothèses les plus extravagantes devinrent plausibles, envisageables. Et surtout, toutes se rejoignaient autour d’une seule et même nécessité : il fallait, coûte que coûte, que je la ramène dans ce monde. 

Mais cette nuit-là, je ne rêvai pas. La suivante non plus.

 

Toute une semaine s’écoula, sans que je puisse retrouver le chemin de ce palais des miracles. Le jour, je m’enfermais, sortant à peine pour me nourrir. Peu à peu, mon corps s’affaiblit par manque d’activité. Mon esprit, au contraire, fonctionnait à plein régime. Je mangeais de moins en moins, écrivais de plus en plus. Je construisais de jour en jour tout un monde transitoire où se rejoignaient de la manière la plus improbable qui soit le réel et le monde du rêve. Je bâtissais des ponts survolant des gouffres puis des mers entières, empruntant à toutes les architectures du monde puis en inventant d’autres. J’imaginais de nouvelles formes d’embarcations et des instruments de navigation pour les diriger. Je creusais des rivières souterraines qui plongeaient dans les entrailles de la terre et d’autres qui s’élançaient jusqu’au ciel. Et dans ce monde encore instable, j’interpellais les voyageurs, les vagabonds, pour qu’ils me guident vers le palais. Les quelques rares informations que je récoltai se révélèrent fausses et m’éloignèrent plus encore de ma destination. Mais un beau jour, alors que je venais d’accoster sur une île de réfugiés, je retrouvai la petite fille à la robe blanche qui jouait avec d’autres filles de son âge. Elle les quitta bien vite pour me rejoindre, me gronda presque :

– Je t’ai cherché pendant des jours ! Où étais-tu passé ?

Je ne trouvai rien à lui répondre tant je fus ému par ces retrouvailles. Je m’étais attaché à ce petit être et j’éprouvai une grande honte lorsqu’elle me reprocha mon attitude de la fois dernière. J’essayai de lui expliquer au mieux ma conduite, qu’il y avait des choses que les grandes personnes font et que les petites filles ne doivent pas chercher à comprendre.

– N’importe, s’exaspéra-t-elle, maintenant tu m’écouteras au lieu de n’en faire qu’à ta tête !

Je la suivis à bord d’un trois mâts qui aussitôt leva l’ancre et déploya ses voiles blanches. Il fila sur l’eau comme si elle ne lui opposait aucune résistance, et au bout de quelques jours, nous arrivions aux abords du palais. Je fus accueilli en grande pompe par toute une assemblée de serviteurs et par la Dame en personne. Le soleil était bien haut, le ciel dégagé. De ce côté-ci s’étendaient de vastes jardins que traversait de part et d’autre une large allée bordée de cyprès majestueux. Je m’y promenai en invité de marque, au côté de la Dame qui se mit à discourir sur la fragilité de la nature et sur la lutte constante des êtres pour se maintenir en vie. C’était l’automne en ce lieu. Les roses avaient depuis longtemps perdu leurs fleurs et les arbres, à l’exception de ces cyprès qui nous couvraient de leur ombre, s’étaient dénudés.

La petite fille ne nous avait pas quittés, toutefois elle maintenait une certaine distance avec la Dame, comme si cette proximité lui répugnait, sans que je parvienne à en trouver la cause. Quand nous entrâmes enfin dans l’enceinte supérieure du palais, le soleil déclinant offrait une parure d’or aux arches gothiques. Notre conversation se poursuivit sur un ton plus grave. Elle évoqua la condition de ses filles qui étaient condamnées à attendre éternellement un amour qui ne venait pas. Elle s’interrompit brutalement lorsqu’elle se rendit compte de la présence de la petite fille qui aussitôt, très apeurée, se cacha derrière moi. La Dame s’emporta :

– Ce ne sont pas des conversations que doivent entendre les petites filles. Va-t-en !

L’invective claqua comme une gifle, mais je n’eus pas le temps de réagir. La petite fille s’était déjà enfuie.

– Méfiez-vous de ces fillettes, et de celle-là en particulier. Elle cherchera à vous garder pour elle, à vous détourner du véritable amour. C’est un petit être égoïste qui ne vaut pas l’attention que vous lui portez.

Je fus blessé par ses mots qui touchaient directement un être auquel je m’étais attaché. Comment pouvait-elle être mauvaise alors qu’elle m’avait guidé, accompagné dans la découverte de cet endroit étrange ! Se pouvait-il pourtant que la Dame ne se trompât pas ? En qui pouvais-je avoir confiance si ce n’était en cet ange gardien ?

– Vous avez fait beaucoup de mal en quittant si brusquement ce lieu. L’une de mes filles ne veut pas entendre raison, elle dit qu’elle se laisserait mourir si vous la quittiez de nouveau… Avez vous l’intention d’avoir sa mort sur la conscience ?

Je fus déconcerté par la brutalité de ses paroles et par cette accusation. J’étais venu semer le trouble dans cet endroit, sans le vouloir. Mais au fond, n’étais-je pas de retour, prêt à réparer ce que j’avais détruit ? Je ne pris pas la peine de demander à la voir. C’est elle qui vint à moi.

La Dame s’effaça pour ne pas gâcher nos retrouvailles. Elles ne furent pas aussi passionnelles que la dernière fois, et je voyais bien à son regard et aux larmes qu’elle n’avait cessé de répandre qu’elle ne m’avait pas encore pardonné pour l’avoir à nouveau abandonnée.

– Je t’ai attendu, pendant six ans à pleurer tout le jour et à rêver toutes les nuits que tu me revenais. Qu’est-ce qui a bien pu te retenir au dehors qui fut plus important que moi ?

En voyant comme elle se décomposait, je fus prêt à fondre en larmes à mon tour. Mais je me contins quelque peu. Nous marchâmes tous deux à travers les allées. Je lui contai dans les moindres détails mes efforts pour retrouver la trace du palais des miracles.

– Le palais des miracles ?

– N’est-ce pas ainsi qu’il se nomme ? répondis-je, étonné.

– Il n’y a pas de miracles en ce lieu, on y vit et on y meurt, comme dans tout autre endroit. Seulement, la vie s’écoule ici plus lentement que nulle part ailleurs. On peut y trouver le repos, l’oubli. Mais assez parlé du passé, tu m’es revenu et tu ne me quitteras plus maintenant.

Ses paroles me bouleversaient. Je brûlait de croire en ses mots, de lui affirmer que, oui, je pourrais rester ici éternellement, auprès d’elle, mais je savais cela impossible.

– Je ne peux rester ici à tes côtés, il n’y a rien en ce lieu. Tout un monde s’étend au dehors, vaste et en perpétuel mouvement… Nous pourrions y retourner, ensemble !

Je ne pus contenir mon exaltation à cette idée, seulement, c’est avec amertume qu’elle rétorqua :

– As-tu oublié pour quelle raison j’ai quitté ce monde ?

Il avait bien fallu que le sujet soit abordé. À nouveau je sentit l’émotion me submerger. Mais il fallait que je tienne bon, que je ne me laisse pas gagner par le désespoir…

– C’est de l’histoire ancienne ! N’ai-je pas assez souffert en expiation de ma faute ? Faut-il encore que je souffre, que je te voie mourir une deuxième fois ?

Elle s’emporta :

– Tu crois que tu es encore à même de décider ? Tu crois qu’il existe une solution… Il n’y a pas de solution, tu a anéanti nos derniers espoirs en enfonçant cette balle dans mon coeur. Tu as eu la force de me tuer car tu croyais mettre toi-même fin à tes jours. Mais tu as été trop lâche, tu n’en as pas eu la force !

Je tremblais de tout mon être de la voir se décomposer à nouveau. La culpabilité me rongeait plus que jamais…

Elle se blottit tout contre moi. À bout de forces, je dus me forcer pour ne pas sangloter. Elle me semblait plus fragile que jamais. Je ne voulais pas la perdre une seconde fois. Je devais à tout pris la convaincre de me faire confiance, en attendant de trouver un moyen de la sortir d’ici. C’est alors que j’abordai l’histoire que m’avait contée la petite fille. Je lui exposai mon idée, en lui expliquant que je trouverais ce secret qui me permettrait de la ramener à la vie. Je crus un instant l’avoir convaincue. Mais ses yeux se gonflèrent de fureur. Sans crier gare, elle se jeta sur moi pour m’étrangler. Tandis qu’elle resserrait son étreinte sans cesser de pleurer, ses yeux fous se plantèrent dans les miens. L’espace se confondait autour de nous, il n’y avait plus que ces yeux brûlants de fureur et ces mains qui m’ôtaient le souffle et empéchaient le sang de circuler. Il fallait que je parte, que je sorte de ce rêve. Mais je m’y étais enfoncé trop profondément pour en sortir. Je serais mort, je crois, sans l’intervention de la petite fille qui se jeta sur ma bien aimée pour la mordre au cou. Elle desserra immédiatement son étreinte. Je restai hébété, en les regardant toutes deux se débattre. Celle que j’aimais hurlait comme une bête, mais ses yeux, brillants des larmes qu’elle ne cessait de répandre, me suppliaient de rester auprès d’elle. Je me serais laissé abuser si la petite fille ne m’avait crié de toutes ses forces :

– Cours !

Je pris mes jambes à mon cou, sans me retourner. Ses cris me poursuivaient encore, mais je ne pouvais pas y prêter attention. Elle mit bientôt tout le palais en alerte. Les gardes me cherchaient. Je n’étais plus le bienvenu.

 

Quand la nuit fut venue, je me dirigeai en silence jusqu’au port. La petite fille m’y rejoignit quelques temps après, alors que j’allais embarquer sur un voilier clandestin. Elle glissa dans ma main un petit objet brillant, me regardant droit dans les yeux, elle me fit jurer que je reviendrais au plus vite, puis :

– Garde précieusement ce talisman, son porteur peut ouvrir toutes les portes. Tu en auras besoin, désormais, pour entrer. Je t’attendrai.

Je gardais à l’esprit les mises en gardes de la Dame, ainsi que la scène terrible qui venait de se passer. Mais ce petit être était devenue mon seul espoir. Ému, je m’abaissai à sa hauteur pour la serrer entre mes bras, puis je filai.

 

J’échouai, à moitié inconscient. Ce qui suivit mon départ, je ne peux m’en rappeler nettement. Quand je repris connaissance, j’étais allongé sur le ventre, à même le sol. Des mouettes curieuses m’encerclaient. L’une, qui devait être leur chef, me mordit le nez. Je hurlai tout en la couvrant d’insultes. C’est alors qu’une autre s’empara de l’objet que je gardais dans ma main. Elle bondit pour éviter un coup. Je me redressai lentement, pour ne pas l’effaroucher. Avec son bec qui laissait pendre un talisman incrusté d’une pierre bleutée taillée en pentagone, elle me défia avec une effronterie intolérable.

Je me jetai sur elle, dans l’espoir de lui arracher cet objet auquel je tenais tant, mais elle s’envola bien haut dans le ciel, jusqu’à disparaitre. Je laissai s’échapper un long cri de rage auquel les oiseaux répondirent par des rires moqueurs. Je me trouvais sur les quais d’un port que je connaissais bien comme étant celui de ma petite ville. L’orage éclata, suivi de pluies torrentielles. Je me trainai jusqu’à mon appartement. Me déshabillai, m’allongeai et pleurai de rage. La perte de cet objet m’affligeait plus encore que tout ce qui m’était arrivé. C’est alors que je me rendis compte que quelque chose de purement impossible venait de se produire : cet objet rêvé m’avait suivi jusque dans le monde réel… Non, ce devait-être encore le fruit de mon imagination… Épuisé, je m’assoupis, et il me sembla un temps que j’embarquai de nouveau, à bord d’un de ces voiliers qui menaient au palais des miracles. Puis quelque chose comme des coups portés contre un carreau m’extirpa de ma rêverie. La mouette était revenue me défier. Elle tenait encore, comme un trophée, le talisman. Pendant de très longues secondes, ni elle ni moi ne bougeâmes. Je fus le plus prompt à réagir. J’attrapai le premier objet qui se présenta, ce fut un cadre entourant la photographie d’une petite fille en robe blanche, et le lançai avec une dextérité dont je ne me serais jamais cru capable.

La mouette eut à peine le temps de réagir, la vitre explosa, elle se prit le projectile en pleine face. Sans attendre, je me précipitai vers la fenêtre et me lançai à sa poursuite. Elle s’était enfuie à nouveau, mais volait maintenant avec une grande maladresse. Sans hésiter, je grimpai sur le toi et la suivit. Chaque minute voyait la distance qui nous séparait se réduire. Bientôt, je pus la saisir, mais je me rendis compte, trop tard, que nous tombions dans le vide. La chute nous entraina, elle et moi, dans un canal qui se glissait entre deux immeubles. J’émergeai aussitôt, mais la mouette, elle, ne parvint pas à reprendre son envol. J’avais dû lui déboiter une aile. Le médaillon s’était échappé durant la chute, et gisait au seuil d’une porte de bois rongée par la pourriture. Je me rendis compte à quel point cet endroit était sombre et insalubre. Je n’avais encore jamais mis le nez dans ce quartier. En temps normal, j’aurais pris peur, mais il me semblait que cet endroit était précisément celui où il fallait que je me trouve. Je ramassai délicatement l’objet entre mes deux mains comme s’il se fut agi d’un petit oiseau blessé.

 

 

La porte s’ouvrit presque aussitôt. Un homme apparut qui exhalait une odeur infecte. Toute son apparence dégageait quelque chose de profondément morbide, comme si l’air eut été contaminé par sa simple présence. Je n’hésitai pas et entrai car je savais d’instinct pourquoi la mouette m’avait mené jusqu’à cet homme et ce qu’il me fallait lui demander. Il était le maître des rêves, et sous ses airs de charlatan,  je devinais une très grande sagesse.

Je lui présentai le talisman. Il l’examina scrupuleusement, dans les moindres détails, marmonnant des « hmm intéressant » ou bien des « étrange… étrange ». Enfin, il releva vivement la tête et me tendis l’objet.

– Cela, si je ne m’abuse, vous a été confié en rêve par une personne pour qui vous comptez énormément.

J’acquiesçai. Sa réplique fut comme un coup de fouet :

– Croyez vous vraiment qu’on puisse transporter des objets d’un rêve à la réalité ?

Je ne compris pas immédiatement ce qu’il insinuait. Cet objet n’était-il pas la preuve palpable que j’étais parvenu à ce qu’il me désignait comme impossible ? Impossible ! Gravement, il m’invita à m’assoir, m’offrit un thé brûlant qui m’apaisa un peu puis soupirant longuement :

– Voyons, je vais vous proposer un petit jeu. Libre à vous de le suivre ou nom, mais je peut d’ores et déjà vous dire que vous avez tout intérêt à l’accepter.

 

J’acquiesçai une nouvelle fois. Il m’invita à le suivre dans une cave obscure et dans un désordre indescriptible. Au milieu trônait une large table basse, éclairée d’une vieille lampe à pétrole. Nous nous assîmes face à face. Il disposa sur la table à égale distance, plusieurs objets en pièces détachées. Je devais reconstituer des formes bien précises avec des pièces dissemblables et qui ne s’emboitaient pas. Il se moquait de moi ! Je me livrai pourtant à ces exercices avec une application dont je m’étonnais moi-même. D’instinct, je reconstituai chacune de ces figures, contournant leurs défauts et faisant fi des règles de la physique. Je m’étais si bien concentré que j’éprouvai immédiatement une grande satisfaction. Satisfaction que partageait le maître des rêves, qui s’exclama :

– Impossible, n’est-ce pas ?

En effet, rien de tout ce que j’avais accompli ici n’était possible, pas plus que l’apparente réalité de ce médaillon que je croyais avoir extrait du rêve. La vérité était plus simple, mais d’une simplicité intolérable, inacceptable.

– Tout ceci ne semble plus si réel, non ? Suis-je moi même réel, est-ce que cet endroit est… réel ?

Il s’était levé pour donner plus d’ampleur à ce dernier mot. Sa main s’approcha de la lampe, dont la lumière aussitôt s’amplifia jusqu’à devenir aveuglante, brûlante. Puis, quand elle s’estompa, l’homme avait disparu. Pendant un court instant, je me figurai qu’il s’était bel et bien envolé, mais…

 

– Crois-tu que j’en ai fini avec toi ?

Je sursautai. Le maître des rêves réapparut brusquement dans mon dos, appuya une main calleuse sur une de mes épaules et un sensation de froid intense se propagea dans tout mon corps, puis se dissipa aussi rapidement qu’elle était apparue. Il revint se placer à l’autre bout de la table.

– Voyons, commença-t-il, tu ne peux plus l’ignorer maintenant, tu t’es enfoncé bien trop profondément dans le monde des rêves. En fait, tu ne t’es pas réveillé de ta dernière visite à ce que tu appelait le « palais des miracles ». Tout ce qui se trouve autour de toi, tu l’as inventé de toutes pièces. Je ne suis moi même que pure invention. N’est-ce pas… fascinant de pouvoir converser aussi aisément avec une partie de soi ?

Tandis que je peinais encore à croire ses paroles, j’entrai peu à peu dans son jeu, et avec  une naïveté feinte, lui demandai :

– Si vous êtes bel et bien une part de moi-même, qu’est-ce donc que vous représentez ?

– Ah ! Tu viens de mettre le doigt sur un problème de taille : qu’est-ce que je représente ? Je ne peux te l’apprendre moi même, les rêves sont des mécanismes subtils, soigneusement dissimulés sous des apparences de réel. Il ne s’agit pas simplement de questionner les acteurs de ton rêve pour obtenir des réponses. Ces réponses, tu dois aller les chercher toi même ! Pourquoi crois-tu, sinon, que cette petite fille ne t’a pas révélé sa véritable identité ? Tu ne comprends pas ce à quoi je fais allusion, bien sûr… Mais cela te parait-il normal qu’une petite fille ne porte pour seul nom que « la petite fille » ? Non, bien sûr que non ! Cela te paraissait-il normal, au moment où tu l’as rencontrée pour la première fois ? Bien entendu.

Je l’écoutais d’une oreille attentive, sans comprendre où il voulait en venir. Il poursuivit :

– Tu avais fait beaucoup de chemin, pourtant, en comprenant que tu étais en train de rêver. Mais cela ne suffit pas. La finalité du rêve, c’est l’illusion. Laisse toi distraire ne serait-ce qu’une fraction de seconde, et l’illusion reprendra le dessus. Dans les rêves s’affrontent des forces radicalement opposées. L’une te poussera vers le haut, l’autre vers le bas ; l’une t’aidera à atteindre ce que tu cherches par dessus tout, l’autre cherchera à t’égarer par tous les moyens ; l’une représente ton penchant vers la vie, l’autre, ta volonté de destruction. Peu importe la forme que ces deux forces prennent, elles agissent toujours masquées. Prend conscience de la manière dont interagissent ces deux forces et tu sauras mieux comment contrer l’une et te laisser guider par l’autre. Autre chose : se réveiller dans un rêve, cela est à la porté de tous. Mais même conscient, le sujet est toujours en proie à ses pulsions et à ses désirs les plus forts. Éveille ton esprit et tu seras à même de t’orienter dans les méandres de ton esprit, de renverser les situations les plus désespérées à ton avantage, et de dicter les lois de ton rêve.

 

Ses paroles me suivirent sur le chemin du retour en prenant à chaque pas une signification plus profonde. Malgré la pluie battante et un ciel qui bientôt vira au noir, je fus gagné par un optimisme sans borne, tant j’étais certain d’arriver, cette fois, à mes fins. Mais par où commencer ? Rejoindre le palais ne sera pas, sans doute, aussi compliqué que la dernière fois, mais y pénétrer… Il fallait bien que je fasse confiance à la petite fille, car désormais, j’en étais certain, chaque être qui habitait ce palais me voulait du mal. Le poids du talisman, qui désormais pendait à mon cou, me rassura.

Une fois rentré, je fermai les volets, allumai une chandelle dont la lumière m’apaisa. Enfin, je me glissai sous les draps et me laissai engloutir.

 

La pluie n’en cessait pas de tomber. Même, elle avait redoublé d’intensité et martelait sauvagement le dallage des quais. Des marins s’affairaient sur le pont d’un trois mât. Ça criait dans tous les sens. Je m’étonnai qu’ils fussent inconscients au point de prendre la mer par un temps pareil. Pas de doute, ce navire était le mien ! J’embarquai à mon tour, saluant au passage quelques marins que j’avais côtoyés lors de ma dernière traversée.

– Sale temps ! pesta l’un d’eux. Derrière ses traits endurcis par le labeur, je remarquai une tension inhabituelle. Un autre rétorqua :

– Prions pour que cette traversée ne soit pas la dernière !

Ils se réconfortèrent par quelques bourrades puis se dispersèrent aux quatre vents. Le navire ayant déployé sa gigantesque voilure fila dans les ténèbres. Je retrouvai à l’intérieur mes camarades à moitié ivres, qui se partageaient une bouteille de rhum. Je refusai d’abord, il fallait que je garde les idées claires. Puis l’orage tant attendu éclata. Je n’eus sur le moment, pas d’autre moyen que de boire, pour me donner du courage. L’ivresse me gagna rapidement. Les contours peu à peu s’estompèrent, et les langues se confondirent. Je sombrai, bercé par le tangage et l’orage qui grondait.

 

Je m’éveillai avec comme première sensation celle du sable mouillé sur ma figure. Au loin, des vagues n’en finissaient pas de mourir sur la plage. Je m’étais échoué sur une crique déserte et ne trouvais aucune trace de mon embarcation. Avait-elle fait naufrage, ou bien étais-je simplement passé par dessus bord au cours de la tempête ? Impossible de me le rappeler. Je m’efforçai de remettre mes idées au clair et tachai de me concentrer. De hautes falaises d’un noir ténébreux surplombaient la plage. Il n’y avait à priori aucun moyen direct de les gravir. J’entrepris de les longer afin de mieux me situer, car rien ne me prouvait que je ne m’étais pas perdu dans l’océan, sur une ile déserte.

 

Je rencontrai plus tard une grotte qui s’intégrait si mal avec les falaises qu’elle semblait avoir été creusée de main humaine. La mer s’y engouffrait, mais subsistait un passage étroit qui un peu plus loin plongeait dans l’obscurité. Je m’y engageai avec assurance puis allumai une torche quand cela fut nécessaire. Si elle me permit de me repérer quelque peu, l’obscurité nimbait toujours les parois les plus lointaines. Le passage ensuite montait plus nettement, je distinguais de plus en plus distinctement des marches creusées à même la roche. Et bientôt ce dédale torturé se révéla être un véritable escalier, qui, à terme, m’amena à un portail de fer forgé comme on en trouve dans les prisons. Je n’eus pas à me soucier d’un quelconque subterfuge pour parvenir à l’ouvrir. J’en possédais la clé.

– Je savais que tu trouverais cet endroit…

La petite fille qui trônait sur une pile de gros livres me dévisageait avec malice. Une chandelle éclairait tout juste son visage.

– Une bibliothèque ? m’exclamai-je, mais pourquoi ?

Elle bondit au sol, me prit la main comme à son habitude, et me guida dans une autre pièce. La grandeur de l’endroit me déconcertait. La pièce était si vaste qu’on aurait-pu y faire entrer une cathédrale, il s’agissait-là d’une immense bibliothèque n’ayant pas sont pareil dans le monde. Des rangées sans fin, comportant sans doute des dizaines de milliers d’ouvrages, se perdaient au lointain. Mille chandelles n’auraient suffi à en éclairer le plafond, qui disparaissait dans l’ombre.

– Si je t’ai amené ici, c’est pour que tu sois préparé à affronter les dangers que tu rencontreras, là-haut.

– Mais par où commencer ? Crois-tu que j’aie le temps d’explorer entièrement cette bibliothèque, pour rechercher un ouvrage qui n’existe peut-être pas ?

J’avais déjà perdu trop de temps et n’était pas dans des dispositions d’esprit propices à de longues recherches…

– Tu as tout le temps qu’il te faut, au contraire ! Mais tu trouveras ce que tu recherches bien assez vite.

Combien de temps passai-je ici ? Cinq jours ? Deux semaines ? Un mois ? Impossible à deviner puisque les murs étaient parfaitement hermétiques et que pas la moindre lumière ne nous parvenait de l’extérieur. Du reste, l’endroit était pratiquement désert, sinon hanté par quelques fantômes d’érudits, qui vaquaient à leurs occupations sans prêter la moindre attention à ma présence. Comme à son habitude, la petite fille me fut d’une aide précieuse en m’aidant à déchiffrer certain manuscrits pratiquement illisibles, ou bien en cherchant d’elle même quelques ouvrages qui pouvaient m’intéresser. J’acquis bientôt une connaissance approfondie du palais, de son histoire, des moeurs de ses habitants. Mais toujours l’essentiel m’échappait. Il me semblait que tout ici travaillait à mon égarement et voulait à tout prix m’empêcher de mettre la main sur le savoir caché. Et puisque tout cela devait reposer sur un mécanisme soigneusement dissimulé, je devais m’efforcer d’en comprendre tous les rouages, à commencer par celle qui me voulait le plus de mal : la Dame. Je mis la main sur un ouvrage massif qui la concernait. Elle était aussi ancienne et aussi immuable que ces lieux. Elle était, dans les premiers temps, une reine, la plus belle de toutes. Mais à mesure que son pouvoir grandit, elle s’assura une emprise de plus en plus forte sur ses gens. Un passage attira tout particulièrement mon attention et concernait directement ce lieu rempli de mystères :

« En l’an de grâce MMCMIV, elle commanda la plus grande entreprise de confiscation que ce monde aie connu. Ses soldats débarquèrent en force chez les notables, les clercs, et dans les école, s’emparèrent de tous les livres, tablettes, manuscrits qu’ils trouvèrent et les placèrent entre quatre murs, dans un lieu qui était ignoré de tous. »

Suivait sur plusieurs pages, une liste d’ouvrages majeurs que le chroniqueur avait recensés. Je les passai rapidement, jusqu’au paragraphe suivant. L’écriture était autre, plus hésitante, difficilement déchiffrable :

« Mais le savoir le plus grand et le plus précieux de tous ne pouvait être contenu dans un livre, car il était implanté dans les esprits de tous, du plus sage au plus sot. Si elle tenait tant à mettre la main sur ce savoir, et surtout, à l’effacer des esprits, c’est parce qu’il constituait le seul obstacle à l’aboutissement de son grand dessein : assurer à son oeuvre l’éternité. Nous avons perdu toute trace de ce savoir et celui qui tente, par quelque moyen que ce soit, de le faire revivre, est condamné à une éternité de souffrance. Aussi, je ne peux désormais que me taire sur ce sujet car l’heure est sombre pour celui qui cherche à trop en savoir… J’en ai déjà trop dit. Que les diables m’emportent ! Je sens déjà la fièvre qui me consume… bientôt, je rejoindrai les… »

Le texte s’arrêtait là, en milieu de pages. Une centaine restaient vierges, attestant que le chroniqueur n’avait pu poursuivre sa tache. Qu’était-il devenu ? Avait-il vraiment mis la main sur ce savoir ? Il en savait sans aucun doute plus que moi, peut-être même avait-il découvert quelle tour le renfermait. Mais j’angoissai en imaginant le sort qui lui avait été réservé. Faisait-il partie de ces fantômes que j’avais vus errer dans les couloirs de cette bibliothèque ? Qu’adviendrait-il de moi si j’entreprenais de découvrir ce trésor disparu ? Mes pensées n’échappèrent pas à mon ange gardien, mais au lieu de partager mon inquiétude, elle s’agaça :

– Qu’est-ce que tu peux être bête tout de même ! Est-ce que tu n’est pas au dessus du pouvoir de la Dame ?

Des paroles vagues me revinrent à l’esprit, qui semblaient venir d’un autre monde. J’entendais une voix qui me dictait ces quelques mots : « Éveille ton esprit et tu seras à même de renverser les situations les plus désespérées à ton avantage, et de dicter les lois de ton rêve. ». Puis un visage s’associa à ces mots, celui d’un guide, d’un maître… du maître des rêves. Inutile de chercher plus longtemps, ce monde était le mien, j’en étais le maître. Je refermai le grimoire, me levai, traversai une allée interminable et vint me placer dans la nef, là où toutes les allées convergeaient. Je mobilisai tout mon souffle puis clamai de manière à ce que ma voix, s’élevant jusqu’à la voute, se propageât dans tout l’édifice :

– Chroniqueur. Toi qui as été damné pour avoir sondé trop profondément l’abîme sans fin du savoir, toi qui as mis la main sur un terrible secret et qui a pour cette raison été condamné à l’errance, j’en appelle à toi.

L’écho de ma voix traina longuement, mais aucune autre voix n’y répondit. Je continuai :

– Chroniqueur. Toi qui as été condamné à une errance sans fin pour t’être opposé à la Dame de ces lieux, aide moi et je te libèrerai de son emprise et ton âme pourra reposer en paix…

– J’ai entendu tes paroles, homme. Longtemps… j’ai attendu ta visite. Car mon autorité à été bafouée par la Dame et… justice, doit être rendue.

De l’ombre sortit un fantôme de vieillard, tout courbé sous une robe de moine. Pendant un court instant, ses yeux vides me sondèrent, puis il marmonna :

– Hm… La route sera longue…

 

Sortir de la bibliothèque ne fut pas chose aisée. Malgré son âge avancé, le fantôme se déplaçait bien plus vite que nous, et nous usâmes de quelques subterfuges propres à ce monde pour nous déplacer, car ici, avec un peu de pratique, on pouvait facilement traverser les murs, dès lors qu’on savait ce qui se cachait derrière. J’interrogeai le vieux fantôme sur ce secret pour lequel il avait été damné. Il semblait avoir étudié la question pendant un nombre incalculable d’années :

– Je ne pourrai te révéler le secret que renferme la tour, car elle n’en contient pas un mais plusieurs. Si nous y entrions vous et moi, ce que nous y apprendrions sera à l’image-même de notre âme. Seulement, il s’agirait d’un secret dont la découverte bouleverserait considérablement notre rapport avec le palais. Quand tu auras mis la main sur ce secret, le palais des miracles n’aura pour toi plus lieu d’exister.

C’était jour de fête. Tous avaient fui les grands halls et les salons pour profiter des festivités, dans les jardins. Cependant, l’intérieur grouillait de gardes et parvenir jusqu’au second niveau fut plus difficile encore que prévu. L’escalier restait entièrement obstrué par un rocher. Seule une personne de petite taille aurait pu se faufiler dans un interstice étroit…

– Il existe…

Je me tournai vers le vieux chroniqueur qui, semble-t-il, avait eu une illumination. Il peinait, seulement, à exprimer ses pensées. Je l’encourageai.

– Il existe… une porte… Seulement, on ne peut l’ouvrir que de l’intérieur.

– Qui l’ouvrira ? m’impatientai-je.

Le vieux fantôme pointa son index en direction de la petite fille.

– Elle.

Je protestai violemment. Comment pouvais-t-on l’envoyer de l’autre côté, on ne savait pas quels dangers abritait le troisième niveau, peut-être qu’elle se perdrait ou bien tomberait dans un piège. Il était hors de question de la mettre en danger, pour quelque raisons que ce soit !

Elle m’avait devancé, et la pierre l’avala. Je hurlai, lui ordonnai de revenir sur ses pas. Aucune réponse ne me parvint. Je voulus démolir la pierre de mes mains, puis plonger dans ses entrailles pour y extraire celle qu’elle m’avait arrachée. Mais je ne fis que m’abimer contre cette matière insensible et inerte.

Mon angoisse ne dura pas. La petite fille nous revint, fière bien que couverte de poussière. Elle nous guida jusqu’à une porte qui donnait sur un escalier en colimaçons.  

Quand je parvins au troisième niveau, le silence se fit. J’étais de nouveau seul. Un vent glacial me fouetta le visage. C’était la nuit, l’hiver. Il neigeait et l’on n’y voyait rien à plus de dix pas. Comment est-ce que je m’orientai, je l’ignore. Mais bientôt je traversai un village désert, abandonné, peut-être. Au loin, je pus distinguer vaguement deux formes verticales et de hauteur identique. Je suivis ce seul indice et accélérai le pas. Enfin j’atteignis le parvis de la cathédrale qui n’était plus aussi gigantesque qu’elle m’avait paru. J’y voyais bien les deux tours qui surplombaient le palais, mais elles avaient quelque chose de profondément inquiétant. J’approchai de l’une d’elle pour essayer de déceler un indice quelconque qui m’aiderait à faire le bon choix. Je caressais des mains la porte cochère, qui ne présentait aucune clenche mais qui était finement ouvragée. Nulle statue, ni scène liturgique, mais des formes géométriques tournoyant en arabesques parmi des myriades d’étoiles stylisées. Tout cela formait une puissante illusion d’optique : selon l’angle par lequel j’observais la porte, les lignes en se rejoignant formaient soit une étoile à cinq branches, soit un pentagone, lequel n’était pas plus gros qu’un point et coïncidait parfaitement avec la forme de mon talisman. Je l’ôtai de mon cou puis l’emboitai dans l’espace qui lui était réservé. Le talisman disparut dans une lumière aveuglante, ne laissant à sa place qu’un trou béant. Il y eut une secousse, un souffle. En une fraction de seconde, je fus aspiré par les ténèbres.

Elle me pris la main pour la serrer bien fort. Elle ne cachait pas ses émotions, je devinais une douleur lancinante, insupportable, et par dessus tout, une envie d’en finir au plus vite. Nous étions assis sur un banc dans un parc envahi par une neige épaisse et éclatante. Un peu de son maquillage coulait sur sa peau qui était d’une pâleur morbide. Ses dernières forces la quittaient, elle les avait épuisées elle même, dans son désir d’en vouloir toujours plus. Sa quête d’un absolu l’avait vampirisée. Elle ne pouvait plus se complaire dans ce monde trop étroit, au règles implacables. J’avais été pratiquement contaminé par sa folie… par admiration, je pense. Car elle était de loin l’être le plus admirable que j’avais croisé tout au long de mon existence. Mais elle n’était déjà plus de ce monde.

– Je ne peux te suivre plus loin…

Une fois qu’on a connu un tel amour, on voudrait pouvoir l’oublier, oublier que les plus beaux instants de notre vie sont derrière nous, oublier que sans la lumière de l’amour, plus rien n’a de sens. On voudrait mourir mille fois plutôt qu’accepter cette perte. Elle s’en allait. Il fallait que je tire un trait sur le bonheur, ou que je meurt.

Elle resserra son emprise, tout son être tremblait devant mon refus. Comment ? Je la laisserais partir, tout simplement, tandis que je continuerais de vivre ? Il le fallait, pourtant. Quelque chose que j’avais oublié, une présence infime mais ô combien éclatante me retenait dans le monde des vivants. Cette présence, quelle qu’elle soit, ne pouvait cohabiter avec cet amour démesuré. L’amour lui-même avait dans un premier temps repoussé au loin cette présence innocente, je la sentais pourtant ressurgir, elle se matérialisait par une force, une volonté puissante…

– Promets-moi, promets-moi que tu me suivras. Je ne peux mettre moi même un terme à ma vie, mais quand tu aura tiré la première balle, garde la seconde pour toi.

… Pas assez puissante, toutefois, pour que je reste insensible à ses prières. Les sentiments les plus contradictoires m’envahirent : une profonde tristesse, l’envie d’en finir, et la culpabilité qui déjà me rongeait, pour ce que je n’avais pas encore commis. Dans un élan de folie, je lui promis tout ce qu’elle m’avait demandé, lui assurai que jamais je ne l’abandonnerais, que notre sort resterait lié à jamais…

Le pistolet surgit de ma manche. Le coup parti. Il n’y eut pas de seconde balle.

 

Au loin, un petit être boudeur m’attendait, au pied d’un vieil arbre. À mon approche, la petite fille se leva, courut éperdument vers moi, se jeta dans mes bras en répandant un flot ininterrompu de larmes. Je la serrai bien fort, ce petit être cher que j’avais perdu, mon ange, ma fille. Je l’embrassai tendrement, la rassurai par de douces paroles. Tout était fini, elle n’avait plus rien à craindre maintenant.

– Papa… Je veux rentrer à la maison maintenant.

 

Nous rejoignîmes le palais des miracles, là où tout avait commencé, et où tout allait s’achever. Je serrais bien fort sa petite main et nous retrouvâmes notre chemin à travers le village enneigé puis dans le dédale de couloirs et d’escaliers que comportait le second niveau du palais. Les tentures et les marbres perdaient leur éclat à vue d’oeil. Des fissures apparaissaient ça et là dans les coins des murs. Tout ici se déformait, s’enlaidissait, se dégradait lentement. Il fallait se dépêcher, pour ne pas rester prisonniers de ce monde ! 

À mesure que nous courions, je sentais que tout s’effondrait derrière nous, que bientôt il ne resterait plus rien de ce palais qui avait fait mon émerveillement. Mais notre fuite s’interrompit brusquement, et je fus saisi de stupeur en la voyant, à deux pas à peine, affalée sur le sol. Vêtue d’une robe écarlate, elle pressait une de ses mains sur son coeur. Une flaque de sang se répandait. Elle se redressai en prenant appui sur un de ses bras. Jeta un regard qui ne m’était pas adressé, mais dans lequel transparaissait tout ce qu’on pouvait éprouver de haine. La petite fille me serra la main très fort, se cacha derrière moi.

– Qu’est-ce qu’elle fait là cette petite garce ? Je t’avais pourtant dit que je ne voulais plus jamais la voir !

Décontenancé autant qu’effrayé, je balbutiai :

– Tu ne reconnais donc pas ta fille ?

– Jamais je ne la reconnaitrai ! Jamais ! Elle a fait de notre vie un cauchemar ! Ne vois tu pas ce que tu es devenu ? Tu n’es même plus capable d’aimer…

Des larmes me vinrent, incontrôlables. Hors de moi, tremblant, je m’approchai et m’assis tout près d’elle. Ma main, d’elle même, vint se placer sur sa plaie béante. Toute haine avait disparu de son visage. Elle m’apparut telle que le jour où je l’avais rencontrée : fragile et plus belle encore, un ange qui avait séjourné brièvement auprès des hommes, et qui parmi tous les hommes m’avait choisi, moi. Nous avions été heureux, nous avions touché un bonheur que nul n’aurait osé imaginer. Je la serrai tout contre moi comme on tente de retenir un souvenir. De sa voix faible, elle me susurra sans cesser de m’embrasser :

– Reste auprès de moi. Ici, nous nous aimerons pour toujours…

J’aurais voulu la croire, ou bien la ramener dans le monde des vivants, tout recommencer elle et moi… Mais je savais que cela était impossible. Jamais je ne pourrais la ramener à la vie.

– Je ne peux rester auprès de toi. Tu n’es pas celle que j’aimais, tu n’est qu’un souvenir…

Il y eut un coup de feu. Une balle se logea tout près de mon coeur. La douleur me foudroya. Elle planta ses deux yeux fous dans les miens, puis, amèrement :

– Est-ce qu’un souvenir est capable de ça ?

Dans mon dos, j’entendais ma petite fille crier de désespoir, comme une enfant qu’on abandonne. Je voulus me retourner mais je n’en eus pas la force. J’entendis des cliquetis d’armures puis un ordre :

– Emparez vous d’elle !

Ses cris furent aussitôt étouffés. Bien trop blessé pour protester, ma rage se dissipa dans le vide. Je sombrai.

 

***

 

C’était un après midi d’une beauté éclatante et sinistre. Tout en haut des falaises noires, sous un ciel d’une noirceur écrasante, se tenait une singulière procession. Dans une allée étroite que formait tout un peuple de gens muets, deux soldats en armure trainaient un homme défait jusqu’à l’autel. 

« J’ai failli à ma tâche… »

Hagard, il cherchait dans la foule des regards compatissants. Mais tous se détournaient de lui. Malgré le sang qui s’écoulait de sa blessure, il gardait une lucidité entière, comme s’il eut voulu assister pleinement à ses derniers instant.

« … J’aurais pu m’en sortir, rejoindre ma petite fille… Elle avait besoin de son papa… »

Tout près de l’autel se tenait une reine, dans une robe flamboyante. D’un air implacable, elle ordonna qu’on plaque la tête du condamné contre la pierre. Le bruit des vagues s’écrasant brutalement contre la roche l’apaisait un peu. Déjà, acceptant son sort, il ne prêtait plus la moindre attention aux regards qui se fixaient sur lui : ni à la face implacable d’une reine ni à la satisfaction d’une femme qu’on aurait compté parmi les plus belles de ce monde si elle n’eut arboré le masque  impitoyable de la vengeance…

« Elle en a décidé autrement. »

…Il ne prêta pas même attention aux sanglots d’une petite fille qui ne pouvais se détourner de ce spectacle atroce. Le bourreau empoigna sa hache à deux mains. La leva bien haut, et toute sa formidable musculature se contracta. Il y eut un dernier souffle, un soupir. La hache s’abattit. La tête se décolla.

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