Samuel Dutacq

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Écrite en 2013 au cours d'un atelier d'écriture organisé à l'université de Caen par Belinda Cannone, cette nouvelle d'anticipation raconte le périple d'un citadin victime d'un mal étrange : le syndrome du songe vert

Ô nuit, viens recouvrir ce monde trop gris par la magie de tes ténèbres bleutées.


Depuis une époque que je ne parvenais plus à situer, j’étais hanté chaque nuit par le même rêve. Je marchais au milieu de formes vertes toutes en courbes au toucher frais et duveteux. Leur présence bienveillante m’apaisait : j’étais léger, infiniment léger ; j’oubliais la dure réalité du monde dans lequel je vivais. Tout n’était plus que sensation. Au fil du temps, ces rêves étaient devenus plus intenses et plus beaux encore : je me rappelais avoir nagé parmi les poissons sans prendre la peine de respirer ; j’avais volé aussi, à quelques reprises, là haut, tout là haut. J’avais entrevu la clarté du ciel au dessus des brumes toxiques, où les rayons du soleil vous brûlent ; j’avais rêvé d’un vent pur, chargé de parfums merveilleux, d’un horizon qui se perdait dans l’infini. Mais inlassablement, le réveil me rappelait brutalement au monde. 

J’étais seul, infiniment seul. J’avais construit au fil des ans mon propre isolement. Malgré une inépuisable soif de rencontre, de découverte, de vie, toute chose me répugnait. Les gens que je croisais ne m’accordaient jamais le moindre regard, et je les haïssais pour ça. La haine était devenue ma seule défense, ma dernière force contre ce monde hostile et corrompu dans lequel je ne parvenais plus à vivre. Tout cela ne pouvait durer. J’avais résolu de me guérir de ce poison qui me brouillait la vue de beaux songes. J’allai chez un médecin qui m’expédia à l’hôpital car mon problème, pour être guéri, nécessitait une intervention chirurgicale.

Je traversai les longs couloirs blancs sur un lit couvert d’une bulle de verre, sensée empêcher toute contamination. Les tubes lumineux  accrochés au plafond m’éblouissaient par saccades. J’observais les mouvements de lèvres des chirurgiens, mais aucun son ne traversait ma bulle protectrice. Je passai un sas coulissant puis entrai finalement dans une cellule toute en nuances de gris. Une atmosphère à rendre malade.

On ouvrit ma bulle. Le silence, glacial, était simplement habité par quelques ventilateurs, et par le frottement du tissu des blouses blanches dont les têtes se penchaient au dessus de la mienne. Ils échangeaient quelques mots entre eux dans un jargon que je ne comprenais pas. J’eus l’impression de sursauter, mais sous l’effet d’un puissant calmant qu’on m’avait administré, mon corps resta parfaitement immobile. Ils mirent des cagoules blanches qui ne laissaient voir que leurs yeux à travers deux hublots de verre. Ils n’avaient plus grand-chose à voir avec des humains. 

Il y avait parmi eux un docteur du nom de J.R., c’était le type qui m’avait reçu. Je me rappelais encore ses mots :

« Vous êtes atteint par ce qu’on appelle communément le syndrome du Songe Vert. Il se manifeste en premier lieu par des rêves : vous voyez des formes végétales de couleur verte, vous vous trouvez entouré de ces formes qui croissent tout autour de vous, ce qui vous procure pendant le sommeil une sensation d’apaisement. Le réveil en est d’autant plus brutal : au fil du temps, vous ne parvenez plus à supporter le monde réel. Cela a pour effet de vous enfermer dans une bulle, de vous couper peu à peu de tout lien social. C’est la première étape. La suite est pire encore : vous êtes dépressif, il ne se passe pas un jour sans que vous ne soyez nostalgique de cette chose que votre esprit a lui-même inventée. Vous cherchez à vous réfugier dans le sommeil, mais vos songes sont de courte durée. Vous devenez fou, et à partir de ce moment-là, il n’existe plus d’issue. »

Il troqua aussitôt sa mine grave contre un sourire plein de sentiments contradictoires qui me rassura un instant. Je lui confiai mon corps par une simple signature. On m’avait alors conduit par une série de couloirs dans une chambre où on m’avait déshabillé, puis on m’avait placé sur ce lit portatif qui ressemblait autant à une sorte de capsule de sauvetage qu’à un sarcophage.

Le docteur en question m’expliqua, dans un lexique très chirurgical, la façon dont on procèderait pour intervenir sur mon cerveau. Voyant mon incrédulité, il s’appuya sur d’habiles métaphores auxquelles je ne compris rien sinon que je venais de lui vendre mon corps avec mon âme en prime.

Qu’étais-je en train de faire ? Cette seule question fit voler mes certitudes en éclats. Je n’étais plus vraiment sûr de vouloir réintégrer ce monde-là. Je paniquais : je m’étais jeté dans un piège. Bientôt, on m’injecterait un venin mortel ! Avec une dextérité dont je ne me serais jamais cru capable, j’attrapai le poignet du docteur, le serrant et le tordant de toutes mes forces. Les autres tentèrent de me contrôler mais je me laissai tomber de mon lit et me rattrapai à quatre pattes, puis me jetai sur le premier venu, le projetant sur ses confrères qui s’écrasèrent près du lit portatif que je mis en marche en appuyant sur un bouton. Le lit roula lentement vers le mur et, au passage, écrasa deux des chirurgiens.

Je ne me hasardai pas à jouir de ce joyeux carnage. Je ressortis en courant et traversai le dédale de couloirs, bousculant les médecins et infirmières qui se trouvaient sur mon passage. Une alarme assourdissante se déclencha tandis que je dévalai les escaliers. J’atteignis enfin, haletant, le hall d’entrée. Devant moi, la porte principale et ses cameras à reconnaissance faciale, au-delà, la liberté. Il n’y avait personne sinon une hôtesse d’accueil pétrifiée qui se bouchait les oreilles. Il y eut un petit mouvement sur le côté : apparut un agent d’entretien impassible, ou bien sourd, qui me fixait curieusement. Sans le savoir, il allait devenir mon meilleur allié.

Sans plus réfléchir, je m’élançai vers lui, le plaquant au sol et m’emparant d’un trousseau contenant un passe magnétique. Un seul regard et je vis ce que j’espérais : « passerelle de service ». Ensuite, tout fut simple : je suivis des flèches qui me menèrent tout droit à un sas. Le passe s’inséra, la porte coulissa en un chuintement feutré. Deux pas et je me retrouvai à l’air libre, sur la passerelle.

Une violente bourrasque me projeta contre la rambarde, j’eus à peine le temps de me ressaisir que mes yeux se figèrent devant le vide béant qui s’étendait sous mes pieds. La ville s’étalait autant à la verticale que vers le lointain. En dessous, c’était l’enfer : des milliers de véhicules circulant en saccades sur des voies suspendues qui se chevauchaient les unes les autres. Tout en bas, les hommes se confondaient dans une masse en perpétuel mouvement. Le vent qui soufflait à cette altitude faisait vaciller la partie haute de certains immeubles, toute cela sous un ciel d’un gris inqualifiable, une brume qui se confondait par endroits avec les silhouettes menaçantes des infrastructures verticales.

Sans perdre de temps, je traversai la passerelle, m’engouffrant dans l’immeuble d’en face, débouchant sur une large galerie qu’empruntait une foule indistincte. Je me laissai entrainer par ce flux incessant, transporté dans des tubes par lesquels transitaient de longues rames. En une poignée de secondes, j’atteignis le fond de cet enfer immonde.

Ici, on étouffait plus que nulle part ailleurs, et l’angoisse de l’hôpital, des chirurgiens s’apprêtant à pénétrer mon esprit ne m’avait pas quitté. Je n’étais pas en sécurité, même entouré par ces milliers de gens : tous n’étaient qu’ennemis potentiels, j’attendais de voir surgir la police des cas hors norme, cette police d’élite sensée s’occuper des gens dangereux, socialement dangereux du moins, si on considérait le dépressif et le misanthrope que j’étais comme un danger pour la société. J’étais à l’étroit dans ce moule qui imposait ses formes à tout être humain, une matrice sensée aplanir les rapports entre les hommes, comme si on pouvait aplanir l’esprit ! Je n’avais pas choisi le mal qui m’habitait, mais je le préférais, et de loin, à ce conformisme auquel la majeure partie des hommes se pliait, je préférais ma rigidité à la souplesse d’un roseau qui courbe l’échine au moindre souffle. Je n’avais pas la plus petite idée de ce qu’était un roseau. Peut-être une fantaisie d’homme fou, ou un bug dans la matrice de mon esprit.

Non je n’étais pas fou, et j’avais envie de leur crier bien fort : « Eh vous ! Oui vous qui vous bousculez pour vous rendre je ne sais où je ne sais pour quelle raison, je ne suis pas un fou ! ». Tous se retournèrent, me fixant comme on fixe une bête de foire : j’avais dû penser un peu trop fort. Mais sans pouvoir me retenir d’avantage, je leur lançai avec un air de défi :

« Je ne suis pas fou ! Je suis un fou dangereux, vous ne le voyez pas ? Ça se lit sur mon visage, n’est-ce pas ? Vous devriez me faire arrêter, il pourrait vous arriver quelque chose de regrettable !

Je regrettai aussitôt de m’être comporté comme un insensé : l’effet fut immédiat, quelques personnes me montrèrent du doigt en braillant :

« Arrêtez cet homme ! C’est un fou dangereux ! »

La foule entière se joignit à ce lynchage public : on hurlait d’indignation. En gardant une certaine distance, un grand cercle se forma autour de moi. Les plus téméraires entrèrent dans le cercle, le regard plein d’une menace furieuse. Ils se jetèrent sur moi comme des bêtes. Je laissai éclater toute ma violence contre ces quelques hommes qui, un instant plus tôt, ignoraient totalement mon existence. 

C’est alors qu’une autre personne sortit de la foule, d’un pas lent et assuré. Il dépassait les plus grands d’une tête, sa tête à lui était cachée sous une cagoule noire. Mais ce qui, à cet instant, me poussa à fuir, ce n’était pas son apparence menaçante et inhumaine, ni la certitude qu’il me voulait du mal ; c’était l’arme qui prolongeait son bras gauche : une masse à la forme complexe, terminée par  une tête couverte d’excroissances métalliques arrondies. Ce n’était pas un objet pour tuer mais pour briser les os. Cet individu me réduirait en miettes s’il le voulait. Je n’attendis pas plus longtemps pour disparaître dans la foule compacte.

Je trouvai enfin un endroit à l’écart, un dédale de petites ruelles vétustes où l’on entassait les déchets de la ville. J’en profitai pour souffler un instant et réfléchir du mieux que je pouvais. Il devait bien exister un endroit où je serais en sureté. Mais je ne connaissais personne et personne ne me connaissait sinon un chirurgien, la police et les services sociaux. Je me rappelai soudain une amie que je ne fréquentais plus depuis longtemps. J’avais gardé une seule chose d’elle, un cadeau précieux grâce auquel ma situation pouvait trouver une issue. Sans réfléchir d’avantage, je sortis de la poche de mon blouson un objet d’un autre âge, inventé cent ans plus tôt : c’était un rectangle de plastic avec un écran et des touches, son nom : téléphone cellulaire, un nom barbare, un objet d’une grande valeur.

Ce système désuet avait été abandonné au profit d’un autre, beaucoup plus performant, mais des trafiquants en tout genre y ayant vu une aubaine pour communiquer dans le secret avaient remis en place d’anciennes lignes.

Je composai ce numéro que je n’avais pu oublier. Trois bips longs suivirent. Avant que ne sonne le quatrième, une voix nonchalante et grave me répondit :

– Ouais ?

J’hésitai un instant, stupéfait, puis :

– Wendy ?

– Qu’est-ce que tu me veux ?

– C’est George, j’ai besoin de toi… je suis dans une merde pas possible !

Je m’expliquai brièvement, elle compris. Un lieu de rendez-vous fut décidé, je raccrochai au moment où un bruit suspect me fit me retourner. Une poubelle venait de se renverser, trois hommes en sortirent : deux d’entre eux portaient des lunettes noires, le troisième, une cagoule renforcée de métal. Deux agents qui n’avaient pas l’air de plaisanter, je connaissais bien la façon dont ils procédaient : le gros lourdaud à cagoule se chargerait de me neutraliser, puis les agents m’emmèneraient dans une cellule sombre ou ils useraient de toute leur violence pour anéantir ma volonté et me préparer à recevoir le coup de grâce du chirurgien. Inutile de vous décrire l’effroi que me procura la vue de ces trois-là. J’eus à peine fait un pas en arrière que le type à cagoule se lança à ma poursuite en brandissant sa masse. Je fuyais entre les bennes à ordures, sans me préoccuper de la destination, redoutant de voir surgir des agents à chaque coin de rue. Il ne me resta bientôt plus aucune échappatoire. Je me trouvais dans un cul de sac : pas de porte, pas d’échelle de secours, pas de trappe secrète, pas de bol. J’observai plus attentivement : sur les murs décrépis, on avait peint sur fond bleu des spirales en nuances de vert et de jaune, créant un effet de mouvement saisissant : je me sentais comme aspiré par un vortex.

Les pas des agents se rapprochaient dangereusement, l’étau allait se refermer d’un instant à l’autre et retour à la case départ. Je les voyais déjà surgir au coin de la rue lorsqu’une main ferme agrippa mon épaule et me tira vers l’arrière. Sans rien comprendre, je me retrouvai dans une pièce très sombre. La main me retourna, j’eus à peine le temps de voir son visage sortir de l’obscurité, et ses deux yeux comme des vortex me happer qu’elle m’entoura de ses bras et m’embrassa longuement dans une étreinte qui me semblait être l’étreinte de la nuit même m’emportant dans un rêve profond. Je me laissai faire sans comprendre ce qui m’arrivait.

Enfin elle détacha ses lèvres des miennes pour plonger un regard inquisiteur dans mes yeux hébétés :

– Espèce de dégénéré ! T’étais où depuis tout ce temps ? Pendant deux ans j’ai attendu que tu m’appelles. Tu pensais vraiment pouvoir disparaître de ma vie, te faire oublier d’un jour à l’autre ? Tout le monde ne pense pas comme toi…

Qu’aurais-je pu lui répondre ? Je n’avais jamais pensé que je pourrais manquer à quelqu’un. J’étais trop heureux pour la contredire, d’autant plus qu’elle avait raison sur toute la ligne. Je m’étais attendu à une avalanche de reproches, mais elle m’avait pardonné. Je le lus dans son sourire, dans son regard métamorphosé. Elle me dit avec une certaine nonchalance :

– Allez viens, je vais te montrer quelque chose.

Elle me prit la main et me guida jusque dans une cave éclairée par de vieilles lampes fébriles. Au centre, sur une table, s’entassait du matériel de chimie de toutes sortes : un enchevêtrement incompréhensible de tubes de verre, des ballons où reposaient des liquides colorés, un désordre complet qui fonctionnait comme un langage secret pour celle qui en était à l’origine. Mais ce qui me fascinait le plus se trouvait derrière une vitrine : sous une lumière orangée et diffuse, une fine structure verte s’épanouissait en nombreuses ramifications. En collant mes yeux à la vitre, j’arrivai à y distinguer comme un réseau de veines qui s’étalaient de part et d’autre de chaque tige. Cela semblait si beau et si fragile. J’avais envie de la toucher, de la caresser, de la sentir ; c’est alors que Wendy se rappela à mon esprit. Je n’eus pas même besoin de l’interroger, elle me fit voir autre chose : elle tenait entre ses doigts une pilule transparente contenant un liquide à la couleur changeante : tantôt verte, tantôt bleue.

– J’ai composé cette pilule à partir de différentes plantes comme celle que tu vois là. Elles sont très rares, inestimables. J’ai eu un mal fou à m’en procurer les graines… Tu n’en as sans doute jamais vu…

Je buvais la moindre de ses paroles, la dévorais du regard. Son visage se rapprocha plus encore du mien pour appuyer ses mots :

– Cette pilule est la plus belle chose qui soit arrivée à l’humanité. Avec elle, plus besoin de subir le monde dans lequel nous vivons, il suffit d’une seule pour découvrir la terre telle qu’elle était avant que ne disparaisse la nature.

Je ne comprenais pas grand-chose à tout ça, ne sachant ce qui me fascinait le plus, d’elle ou de cette chose qui croissait sous cette vitrine. Chaque seconde qui passait m’écartait de plus en plus du monde dans lequel j’avais toujours vécu : tout ceci n’était pas réel, je le sentait. Pourtant, ce qui s’entrouvrait devant moi avait quelque chose de vrai, pas la vérité de ce qu’on voit, mais celle de ce qu’on ressent.

Elle m’entraina dans un dédale de couloirs baignés d’une pénombre étrange qui semblaient descendre dans les profondeurs de la terre. Plus loin interrompait notre descente une porte d’un métal non pas poli mais rugueux, non pas gris mais d’un rouge variant sur le brun. Cette porte semblait être là depuis des siècles, elle portait des inscriptions dans une écriture étrange et qui, par certains aspects, se rapprochait de la nôtre.

Elle l’ouvrit et nous entrâmes dans une vaste caverne circulaire. Des flambeaux suspendus répandaient une lumière chaude et changeante. Des gens par centaines étaient groupés en cercles concentriques, assis en tailleur. Tous les regards, comme un seul, se portaient sur un grand homme qui trônait au centre du cercle : athlétique et presque nu sous des haillons de tissu vert, il agitait un long bâton en prononçant de profondes incantations. Je me laissai porter par ces paroles, et bien que je n’en comprenne pas le sens, elles me bouleversaient profondément.

– Ne faisons pas de bruit. 

Je sentais son souffle chaud sur ma nuque, sa main qui ne lâchait pas la mienne. Nous nous approchâmes lentement du cercle extérieur pour nous asseoir côte à côte. Elle me montra certains gestes à adopter : mains sur les genoux, le buste bien droit, j’aspirais lentement jusqu’à saturation, puis j’expirais plus lentement encore. Elle me chuchota :

– Ce rituel initiatique prépare l’esprit pour sa première immersion… Prends ça.

Elle me tendit une de ces pilules transparentes que je gardai précieusement entre mes mains. Je continuai ces exercices respiratoires tout en me laissant envouter par les incantations qui se répercutaient en moi. Un apaisement intense me gagnait. La sentir respirer, palpiter à mes côtés, c’était comme si j’avais trouvé ce que je recherchais le plus au monde, tout en prenant conscience de ce qu’il me restait à découvrir : sa main était comme une promesse.

Enfin elle me fit signe et j’avalai la chose. La gélule éclata en moi, libérant une essence fraîche et parfumée qui se répandait dans mes veines comme un fluide glacial. La douleur était si intense que je me voyais tomber en syncope d’un moment à l’autre… c’est peut-être ce qui se passa. Mais ce que j’étais en train de vivre est difficile à décrire. Pendant un temps incertain, je me trouvais en apesanteur dans un espace tout aussi incertain, et baigné d’une lumière telle que je ne distinguais rien d’autre qu’un fond immaculé et vide. La lumière s’estompa. Je chutai puis m’écroulai littéralement sur le sol. Ma chute se trouva amortie par une surface étrange et humide qui respirait la vie. Il y avait comme des milliers, des millions de petites tiges vertes au bout desquelles perlaient d’innombrables gouttes d’eau que la brume avait déposées. Un parfum délicat me parvenait, composé d’essences aussi agréables qu’inconnues. Je me levai avec légèreté, une légère brise me fit frissonner. J’étais complètement nu.

Nu ? Par un réflexe pudique, je cachai mon sexe de mes mains, puis vérifiai que j’étais bien seul. La brume ne laissait rien voir que des silhouettes : celles de colonnes imposantes portant une voute en dentelle qui s’élançait vers le ciel. Ma pudeur première se dissipa. J’étais bien seul et il n’y avait pas de quoi s’inquiéter. Et après tout, à quoi bon se cacher ? Faut-il avoir honte de cette chose qu’on a entre les jambes et qui participe grandement de ce qu’on est ? Je me surpris moi même de ces pensées étranges. C’est alors qu’une voix familière m’en sortit, qu’une main familière prit la mienne, et que Wendy vint se placer juste devant moi, esquissant un sourire tout de circonstances.  Je n’avais jamais connu de femme plus belle qu’elle, et elle était en cet instant plus belle que jamais. Je me concentrai pour ne pas prêter attention à sa nudité, elle sourit de plus belle. Je n’avais décidément pas de secret.

Le brouillard s’était presque levé. Déjà une multitude couleurs surgissaient de ce paysage : vert, bleu, jaune, violet, rose, brun, ocre, indigo… Elles brillaient comme les signaux que s’enverraient des esprits autonomes, une infinité d’esprits d’une diversité infinie et ne formant qu’un seul paysage.

Elle me guida à travers cet espace merveilleux. Nous marchions au hasard, sans but précis sinon celui d’embrasser de tous nos sens la splendeur des lieux. Sans jamais lâcher ma main, elle m’enseignait le nom de ces esprits : arbre, fleur, oiseau, ruisseau, tant de choses dont j’avais ignoré l’existence, tant de merveilles sur lesquelles je n’aurais pas su mettre de mots. Écorce : je sentais son contact frais et rugueux quand ma main la parcourait, je la caressais, pour la sentir, la comprendre.

« Ecoute, me disait-elle, si tu approches suffisamment ton oreille, tu peux entendre l’arbre respirer, son cœur battre. » Á cet instant, elle plaça ma main sur sa poitrine : je sentis un courant puissant s’acheminer entre elle et l’arbre tout en se propageant dans mon corps. 

Feuille : leur frissonnement donnait au vent toute sa dimension, et la lumière du soleil, en traversant leur fibre, s’en trouvait magnifiée. La lumière, un don du soleil à l’arbre. Elle plongea ses yeux dans les miens. J’allais m’y brûler pour de bon, mais elle me fit un sourire plein de malice et se détourna. Elle m’entraina à travers un sentier sinueux. Mon excitation grandissait, j’allais d’émerveillement en émerveillement. Je la suivis encore et encore, jusque dans les ténèbres d’une profonde caverne, jusqu’en haut d’un gouffre sur lequel celle-ci débouchait. La nuit tombait déjà, une puissante cascade reflétait avec ardeur les derniers rayons du soleil. Son bruit continu et apaisant couvrait tous les autres. En contrebas était niché un lac d’une grande clarté. L’envie de m’y baigner me prit. Wendy, elle, n’attendit pas. Elle lâcha ma main, s’avança tout au bord du précipice et plongea. Sans hésiter, je m’élançai à mon tour. Le vide me portait, je chutai, serein, puis pénétrai dans le lac avec aisance. À ma grande surprise, l’eau était chaude.

Quand je sortis la tête, l’endroit était quelque peu changé. Une lumière crépusculaire ajoutait à l’aspect fantastique de la brume qui se formait en surface. Notre lac se trouvait au cœur d’un cocon rocheux. Wendy émergea à son tour, me collant un baiser tout chaud et humide en me serrant entre ses bras.

Cette nuit-là, l’étreinte avait arraché nos esprits à l’espace et au temps, le plaisir s’était prolongé encore et encore dans une intensité toujours grandissante. Notre amour échappait à toutes lois physiques, à toute forme de rationalité. J’avais quitté mon propre corps, mon esprit se riait de la vie et de la mort car nous voguions dans l’éternel et dans le néant.


Lorsque je réintégrai l’autre monde, j’étais seul dans une pièce très sombre, affalé à même le sol, paralysé. L’air ne parvenait plus jusqu’à mes poumons, je me débattais à l’intérieur de mon corps résolument inerte. Puis quelque chose se débloqua sous la pression : j’avalai une grande bouffée d’air, un air chargé de particules chimique, de déchets urbains, de matière en décomposition, de fumées toxiques, de gaz asphyxiants, d’émanations d’égouts, d’usines, de déchetteries… un cocktail empoisonné que mon corps n’arrivait plus à supporter. Je fus pris d’atroces convulsions : je dégueulai tout ce que je pus. Toutes les douleurs possibles et imaginables m’assaillirent d’un coup, comme si on tentait de m’achever à coups de grosses pierres. Mais je résistai malgré tout. Me trainant d’abord à quatre pattes, j’atteignis une porte qui laissait passer un filet de lumière. Je l’ouvris et débouchai sur une rue saturée de monde et de bruit. Les gens passaient devant moi, me bousculaient sans la moindre gêne. L’un d’eux me projeta au sol, d’autres manquèrent de peu de me marcher dessus, je pris même quelques coups de pieds avant de parvenir à me relever.

Par la suite, j’évitai la foule tant que je pouvais, préférant les ruelles insalubres et mal famées aux grandes avenues. J’errai longuement ; les rues se vidaient enfin, la nuit tombait. Tout me revint à l’esprit : ma poursuite à travers les rues, la rencontre avec Wendy, la plante, la pilule, et cette espèce de temple ou elle m’avait emmené, puis les restes déconstruits d’un rêve dont les détails m’échappaient. Je m’accrochais à quelques bribes, à un fil ténu et sur le point de rompre. Une nouvelle angoisse s’ajouta à la première : celle d’oublier, d’oublier ce rêve, d’oublier la beauté, l’amour, d’oublier toutes ces choses qui n’existaient pas ici. Je me rappelais quelques sensations, mais l’essentiel m’échappait : ces mots qui me restaient sur le bout de la langue, j’aurais tant voulu pouvoir les prononcer, me rappeler ce à quoi ils étaient associés, mais tous mes efforts se brisèrent et les ténèbres me submergeaient.

Plus que jamais je sentais à quel point ce monde était une prison, à quel point tout y était superflu. J’errai sans répit pour donner une consistance physique à mon mal-être intérieur, trainant mon corps de pierre, ma nausée, mon désespoir. 

Je me laissai choir à l’entrée d’une ruelle sombre, pleurant nerveusement et grelottant de froid. J’aurais même apprécié que quelqu’un vienne me chercher embrouille, que je puisse exprimer toute ma colère ou me vider pour de bon de mes forces. Mais même ces abrutis à lunettes noires avaient déserté les rues. Et puis qui serait prêt à me tenir compagnie ?

Un petit chien boiteux et sale s’approcha de moi, me renifla comme un chien qui vient de trouver un ami chien. Cette pensée m’amusa, je me pris à imaginer ce clébard comme un compagnon fidèle : il me suivrait partout, me ramènerait à bouffer et me réchaufferait quand il sera devenu grand. Le petit chien me tourna le dos et repartit presque en courant. Je pleurai de plus belle. Wendy ! Qu’est-ce qu’elle pourrait bien faire d’un type qui couche au milieu des poubelles ? Où était-elle en ce moment ? J’en vins à me demander si elle existait vraiment. Bien sûr, imbécile ! Je parlais tout seul… ça ne s’arrangeait pas ! Je passai la pire nuit de ma vie, sans jamais parvenir à trouver le sommeil. 

Le lever du jour ne fut pas un soulagement. Je me levai tout engourdi, me trainant encore de place en place au milieu des passants dégoûtés, finissant par me désintéresser totalement de ma propre existence. Soudain, quelque chose attira mon attention : sur un panneau publicitaire en trois dimensions figurait un paysage qui m’était familier, celui de mon rêve. Le texte disait : « Vous rêvez d’évasion ? Laissez s’évader votre esprit ». Quelque chose clochait dans l’apparition de cette affiche, ou alors ça faisait partie des effets secondaires. Je me raisonnai et passai mon chemin.

En milieu de journée, je fus brutalement surpris par une vision irréelle : au milieu de la foule, je la vis qui me souriait, je voyais son buste dépasser, et sa poitrine. Aussitôt, je bousculai les gens pour me frayer un passage, mais quand j’arrivai, elle avait disparu. Je regardai tout autour de moi : je la voyais partout mais elle disparaissait irrémédiablement. Je m’affolai, hurlant son nom et prenant violement au col les gens qui se trouvaient à ma portée pour leur crier mon désespoir. Mais personne ne m’écoutait. Je levai la tête au ciel et m’arrachai les cheveux. Au dessus de la foule passait avec lenteur un énorme véhicule publicitaire qui plongeait le quartier dans l’ombre. Un écran géant montrait, au milieu d’un lac vaporeux où tombait une cascade, un homme et une femme en plein ébat amoureux. Partout autour de moi, les gens s’arrêtaient pour regarder, intrigués, excités. Le cadre se resserrait sur les deux personnages pour capter la moindre expression de leur passion érotique. On aurait pu m’enfermer tout nu dans une boite transparente au milieu de milliers de gens qui m’observeraient à l’aide de toute sorte d’instruments : jumelles, scanners, lunettes thermiques ou infra rouges,  détecteurs de radioactivité… ça aurait été préférable à ce que j’étais en train de subir.

La douleur devenait insupportable, mon corps allait exploser, je hurlai à en perdre la voix puis ma vision se brouilla. Je perdis bientôt toute sensation.

J’entendais un bip régulier. Pas de quoi s’inquiéter, j’étais allongé dans un lit et le silence était quasi absolu. Mes yeux s’ouvrirent avec peine, la lumière m’aveugla. Puis, à mesure qu’elle s’estompait se dessinèrent les contours de la chambre dans laquelle je me trouvais : des murs blancs, une porte grise, des draps plus blancs que blanc, un bip bip régulier, une perfusion… Une perfusion ?

L’angoisse qui m’avait quitté me reprit de plus belle. C’était pire que tout : on m’avait emmené dans un hôpital pour me soigner. Peut-être avait-on glissé un implant dans mon cerveau qui détruirait toutes mes facultés de jugement. Mais ça n’avait pas l’air de faire effet, du moins pas encore. Une voix m’interrompit dans mes pensées :

– George ?

Mon cœur s’arrêta de battre. Cette voix me ramena au jour dernier : tant de choses s’étaient passées en si peu de temps, j’avais rattrapé dix années de ma vie, au moins. Tout ça pour me retrouver interné !

– George ! reprit-elle, agacée.

Je sursautai en me tournant vers la droite. Elle était comme moi, dans un même lit, perfusée de partout. J’avais du mal à parler, je balbutiai quelques sons, elle me répondit gravement :

– Il n’est pas trop tard…

Elle me tendit la main, j’étirai mon bras pour l’atteindre, mais cela me demandait plus d’efforts que prévu, et je dus me pencher en dehors de mon lit pour l’atteindre. Elle me laissa avec ces quelques mots :

– Fais vite !

Et puis cette gélule qu’elle laissa tomber dans ma main. C’est alors que la porte s’ouvrit brusquement. J’eus juste le temps de m’allonger, trahi par mes draps chiffonnés. Le docteur J.R. entra, avec un sourire sado-machiavélique aux lèvres. Me voyant inquiet, il me dit en plaisantant :

– Ne faites pas cette tête, vous ne vous êtes pas encore enfui, je ne voudrais pas que la vue de mon affreux visage soit responsable de votre désarroi.

Me voyant incrédule, il poursuivit :

– L’opération a marché, je dirais même qu’elle a très bien marché. Il y a cependant quelque chose qui nous pose problème, et que je ne vais pas tarder à résoudre. Il semblerait que votre cerveau fasse tout pour contenir les effets de l’implant. Il n’est pas rare qu’une certaine résistance se manifeste chez nos patients, mais je n’avais encore jamais vu une telle opiniâtreté. Vous êtes un personnage fascinant, George M.C., bien plus que votre voisin de chambre qui s’est aussitôt plié devant la toute puissance de la médecine !

Intrigué, je me tournai de nouveau vers la droite. Le lit n’était pas occupé par celle que j’aurais aimé y voir, mais par un vieillard à la respiration paisible. Je m’affolai. Qu’était-il en train de se passer enfin ? Tout cela ne pouvait être réel, j’étais en plein cauchemar… à moins que… Je me remémorai les premiers mots du docteur, sa petite plaisanterie : « Vous ne vous êtes pas encore enfui… ». Je n’avais pas fui cet hôpital. Le souffle me manquait, je voulais mourir, maintenant ! Cet homme, avec la seringue qu’il venait de sortir, et sa façon d’expliquer en détails la manière dont il allait procéder, me donnait des frissons.

– N’ayez crainte, je vais d’abord vous anesthésier, puis vous injecter une substance qui neutralisera vos défenses psychiques. Ainsi, l’implant pourra faire effet. Vous allez guérir ! 

C’est alors que je me rendis compte à quel point ce médecin était fou et terriblement dangereux. Je ne pouvais pas lui abandonner mon âme, ça serait pire que la mort. J’envisageai alors le seul moyen de guérir. Je m’abandonnerais à cet autre poison qui voulait se libérer en moi. « Vous ne vous êtes pas encore enfui… ». Pas encore… il faut un début à tout !

Il se retourna pour préparer sa seringue. Quelques secondes d’inattention m’offrirent l’opportunité d’avaler la gélule. Lorsqu’il se retourna, j’étais prêt. J’acceptai la piqure sans broncher. Je perdis connaissance presque aussitôt, puis restai longtemps en suspension entre ce monde et l’autre, luttant pour la dernière fois contre un courant qui me tirait en arrière. Mais pour la première fois, j’étais plus fort.

Je m’avançai dans le vide, serein. Ce fut le grand plongeon, et pour ce plongeon-là, il n’y aurait jamais de retour.

Le docteur J.R. avait l’habitude de se rendre chaque matin au poste de surveillance pour vérifier l’état de ses patients. Ce matin-là, il sifflait un air joyeux en passant la porte. Saluant le technicien qui lui répondit sans se détacher de ses écrans, il lui demanda de se connecter à la chambre du patient George M.C. L’autre fit quelques manipulations sur son poste de contrôle tactile. Un des écrans changea plusieurs fois, jusqu’à s’arrêter sur le plan d’une chambre : un lit sur deux était vide. La bonne humeur du docteur se dissipa brutalement.

– Putain ! C’est quoi ce bordel ?

Le technicien ne paraissait pas comprendre ce qui se passait. Il n’aurait de toute façon pas eu le temps de s’expliquer.

– Il s’est forcément passé une connerie avec vos foutues caméras ! renchérit le docteur.

– Très peu probable… vous devriez vérifier par vous-même.

Le docteur n’en revenait pas de la façon dont lui répondait le technicien, cet incapable, cette sous-merde, ce poids mort pour la société.

– Je me méfierai avant d’embaucher des incapables !

Il sortit de sa poche un cercle de métal gros comme un poing dans lequel apparut un écran. Le portant à son oreille :

– Julia, pourriez-vous vous rendre à la chambre 433 ?

– Bien sûr, j’allais justement m’y rendre. Que se passe-t-il ?

– Rien, un souci avec les caméras de surveillance… rien de bien grave…

– … Mais ? !

– Quoi ?… répondez bon sang !

La voix balbutia :

– Le patient de la 433… il… il a disparu !

Le docteur s’emporta et envoya son appareil se fracasser contre le mur. Il reprit son souffle avant de s’avancer vers le technicien terrorisé. D’un ton autoritaire :

– Refais-moi passer la vidéo en inversé.

Le technicien s’exécuta, sans cesser de trembler. Sur l’écran, l’un des lits restait résolument vide. Puis le docteur apparaissait en inversé. Il retirait une seringue plantée dans le lit, se retournait pour la vider de son contenu, la démontait, la rangeait dans sa blouse puis parlait face au lit toujours vide.

Ils échangèrent un regard déconcerté. Le docteur se laissa tomber sur un siège. Pendant quelques secondes, il arbora un air pensif, fixant le mur de ses yeux comme s’il avait voulu voir à travers. Il inspira profondément puis repris un air menaçant. Plantant ses yeux dans ceux du technicien, il déclara en appuyant sur chaque mot :

– Considérons que ce patient n’a jamais existé.

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