Départ en vacances

“Ce n’était pas tout à fait un départ de vacances comme les autres. Nous nous étions levés bien avant le soleil pour éviter les encombrements de la route, ça c’était habituel. Mais papa, d’habitude très minutieux dans les préparatifs, prévoyant tout et plus encore, ne laissant jamais la moindre place au hasard et surtout, accordant une place primordiale au pique-nique rituel, promenait ce matin-là des yeux hagards sur la carcasse de la voiture, comme si la route elle-même était devenue sa seule et unique préoccupation.” — Illustration de couverture : Alice Caspar

Ce n’était pas tout à fait un départ en vacances comme les autres.

Nous nous étions levés bien avant le soleil pour éviter les encombrements de la route, ça c’était habituel. Mais papa, d’ordinaire très minutieux dans les préparatifs, prévoyant tout et plus encore, ne laissant jamais rien au hasard et surtout, accordant une place primordiale au pique-nique rituel, promenait ce matin-là des yeux hagards sur la carcasse de la voiture, comme si la route elle-même était devenue sa seule et unique préoccupation.

À l’aide de clés, d’un bidon d’huile et d’un stéthoscope, il procède à un examen minutieux de l’engin pour en vérifier les ajustements, en déceler les moindres failles. Puis il gratifie la voiture d’une petite tape à l’encolure comme on fait aux chevaux pour leur manifester son contentement.

D’après ses mots, la voiture « tiendra bon ». Tenir bon à quoi, au juste ? Ni mon frère, ni maman, ni moi, ni le chat – qui en se laissant embarquer, a manifesté un courage remarquable – ne comprenons à quoi il fait allusion. Maman lui aurait, en temps normal, demandé des explications. Elle n’en fait rien. Quant à moi, je n’en éprouve pas la nécessité : nous partons en vacances, et cela me réjouit.

Dans nôtre grande hâte, nous n’avons rien emporté de superflu : nos valises sont restées sagement pleines dans nos chambres respectives, notre pique-nique n’a pas quitté le frigo ; l’appareil photo de papa ainsi que le sac à main et le téléphone de maman sont restés eux aussi dans la maison, et la maison, en son emplacement habituel, fière et droite comme un I.

Dans le cockpit de la voiture retentit un compte à rebours solennel, le temps pour nous d’attacher nos ceintures, de vérifier que le chat se tient tranquille et de jeter un dernier regard, en baillant, à cette maison que nous sommes sur le point de quitter et qui, pour l’occasion, brille de toutes ses lampes.

Trois… embrayage…

Deux… allumage des phares…

Un… Décollage !

À ma grande déception, la voiture ne décolle pas mais démarre sans à-coups et prend graduellement un peu de vitesse. Papa veut la ménager, sans doute, pour qu’elle tienne bon, comme il dit. Toutefois, sa conduite est plus nerveuse qu’à son habitude. Il prend les virages un peu en avance, s’arrête de justesse chaque fois que le feu passe au rouge, en grille même, par étourderie. Je crois bien qu’il veut au plus vite quitter la ville, ses rues encombrées et ses lumières artificielles.

On commence à voir, en de très brèves apparitions, le soleil qui pointe le bout de son nez. On passe un carrefour et il disparaît aussitôt derrière une rangée d’immeubles ; on entre dans un tunnel et c’est à nouveau la nuit, sans étoiles celle-ci.

Puis nous rejoignons la grande autoroute qui nous emmène au-dehors. Il y a pas mal de voitures et des lampadaires persistent encore, par intervalle, à éclairer notre route. Le soleil émerge à demi et déjà nous n’avons plus besoin de phares.

Le chat pousse des miaulements inquiets quand passent les voitures en sens inverse. Il n’aime pas trop l’autoroute, celui-là. Je cède bientôt à la fatigue. Je somnole, bercé par le ronron du moteur. Mes yeux se fixent au loin, là où le soleil brille.

C’est la plaine : des champs à perte de vue taillés au carré, des éoliennes plantées ça et là et dont la moitié ne tourne pas, et quelques bosquets d’arbres chanceux qui ont échappé au massacre – peut-être cachent-ils quelques bêtes sauvages en situation d’irrégularité, s’il en existe encore. Au-dessus de tout ça règne un ciel infini et bleu pâle.

J’ai dû m’assoupir car un élément d’architecture surgi de nulle part vient perturber ma contemplation. C’est un vaste complexe touristique autour duquel des centaines de voitures gravitent.

Je ne comprend pas vraiment quel intérêt on peut bien porter à un tel assemblage de cubes en béton armé où l’on a creusé des légions de fenêtres aussi larges que des meurtrières. Un endroit triste, comme une station de ski en plein été, au milieu d’une plaine. Et on vient s’y presser comme autour de la huitième merveille du monde !

Heureusement pour nous, ce n’est pas notre destination. Les stations de ski, nous connaissons mieux comme pèlerinage : les vastes étendues désertiques de roche brute, meurtries par le vent et la pluie, de ces endroits où le moindre rayon de soleil est comme une fontaine d’or… En attendant, il faut bien sortir de là. 

Ça n’a pas été une mince affaire, mais à force de patience, nous avons rejoint une route à nôtre goût : celle des étendues désertiques, du vent et de la pluie.

Le soleil brille déjà bien haut. La route est à nous seuls. Elle pénètre en ligne droite dans une forêt somptueuse. Partout autour de nous, la vie sauvage grouille. Des êtres cachés nous observent peut-être en se disant : « Où vont-ils comme ça dans leur voiture, sur cette route qui ne mène nulle part et qui n’est jamais empruntée par personne ? »

J’ignore pourquoi cette idée m’est venue à l’esprit, que cette route ne mène nulle part. Peut-être, en effet, que si nous ne croisons personne, c’est qu’on ne l’emprunte que dans un sens. Mais ça n’a pas grande importance. Nous partons en vacances, après tout, le reste on s’en fiche !

Papa pousse un grand coup d’accélérateur. Sur ces routes-là, ce n’est pas très judicieux, mais c’est à peine si je sens la moindre secousse. Le paysage, filant à toute allure, se fond à grands coups d’estompe. Un vent nouveau semble pousser notre bolide au large. Des ailes invisibles nous portent.

Nous laissons derrière nous cette forêt pleine de vie pour un paysage de landes. Peu à peu, les marquages de la route s’effacent ; parfois même, on la distingue mal de la roche grise et craquelée qui règne en ces lieux. Nous avons le vent avec nous, mais toujours pas de pluie : le ciel reste, par effronterie, résolument dégagé.

Notre voiture ne montre aucun signe de fatigue. Papa au volant est imperturbable. Le chat, commençant à s’habituer à la route, cesse peu à peu de s’agiter. Je crois bien qu’il le fait pour suivre notre exemple, car depuis notre départ nous n’avons pas échangé un seul mot. Même maman, d’habitude assez bavarde, ne veut pas rompre notre silence. Et puis, commenter un paysage que les autres voient de leurs propres yeux, ça n’a pas grand intérêt.

Qu’importe, ce n’est pas un silence indésirable mais un accord entre nous, la voiture et le soleil. La voiture seule parle, mais dans un but purement utilitaire : son ronron continuel nous dit que tout va bien, qu’elle tient bon. Cela nous rassure.

Le sommeil m’a totalement quitté. J’ai même envie de me dégourdir les jambes, mais je ne désire pas que la voiture se taise alors je prends mon mal en patience. Sait-on jamais, si elle ne parvient pas à repartir…

Et puis, peut-être que ces paysages désertiques ne sont pas faits pour qu’on s’y arrête : la route seule compte pour nous. Au-dehors, derrière l’illusion sublime de ces roches reflétant la lumière du soleil, c’est le vide. Qu’on s’égare un peu, juste un peu de notre route et on disparaîtrait sans doute. Enfin, papa sait ce qu’il fait et ne se laisse pas perturber quand la route recommence à faire des siennes : à serpenter. Pour cause, de petites montagnes poussent çà et là, nous obligeant à prendre des détours. Quand il n’est plus possible de les éviter, notre route épouse les flancs d’une de ces montagnes et entreprend d’en explorer les reliefs.

Nous avons pris tant d’élan que la première partie de l’ascension nous parait une longue et paisible glissade. Ça se gâte quand papa doit négocier les premières épingles. La voiture commence à protester : elle n’aime pas trop ça, les épingles. Mais c’est une bonne voiture alors elle tient bon. Après les épingles viennent d’interminables lacets qui nous donnent le tournis. Et quand, au passage d’un col, nous croyons en avoir fini avec l’ascension et imaginons redescendre enfin en aval ; la route nous trompe et reprend crescendo, pendant que le soleil entame son déclin.

Mais il advient que le soleil, étant descendu trop bas, se dérobe à notre vue. La route ne tarde pas à suivre le même exemple et à décliner en aval. Nous, passés de l’autre côté, le soleil pointe de nouveau le bout de son nez. Il rougit, se met à fondre. Bientôt, son feu se propage tout autour de nous, comme s’il voulait que nous fondions à notre tour. Et, tandis que, de part et d’autre de la route, la roche commence à s’effriter, notre voiture tient bon.

Elle tient encore quand tout un pan de montagne se détache sur notre droite, ne laissant qu’un vide béant. Il suffirait d’une fausse manœuvre, d’un virage mal négocié, d’une pierre en travers de la route pour nous faire basculer… Au loin, on aperçoit la mer.

Le soleil s’apprête à entrer en contact avec l’eau. Chaque changement qu’il opère nous rapproche un peu plus de notre perte. Mais papa connaît les routes difficiles. Il n’y a vraiment pas de quoi être effrayé.

Au terme d’une longue descente, nous prenons à nouveau de la hauteur, sans rencontrer le moindre virage. La route est tendue comme une corde. Il n’y a plus rien à notre droite que le vide, et en face se profile un sommet.

Papa met pied au plancher. Notre voiture, je le sens, puise dans ses dernières réserves. Bientôt nous filons à une vitesse folle. Quelques minutes encore et nous atteindrons le point le plus élevé de la terre, ou du moins de cette montagne. Quelques secondes… La pente ne se réduit nullement. Il y a quelque chose d’anormal dans la façon dont cette route est construite. En principe, les routes, lorsqu’elles atteignent un sommet, ne forment pas un angle net, elle se courbent juste un peu, pour ne pas perturber la circulation ; et puis, toujours et progressivement, un paysage apparaît derrière le point culminant ; et la route continue encore et encore.

Mais peut-être que cette route-ci n’a pas été achevée.

Peut-être qu’un morceau s’est effondré… 

Peut-être qu’il est temps de freiner.

Papa ne freine pas.

Le bolide file tout droit.

Après la route, l’air prend le relai et nous poursuivons notre imperturbable course, dans l’espace, toujours portés par des ailes invisibles. Pourtant, quelque chose se modifie dans le comportement de l’engin qui nous porte, cela a peut-être un rapport avec le soleil…

Le moment vient où l’air n’offre plus suffisamment de prise à la rotation des roues.

La voiture ne veut plus s’élever. Pendant une fraction de seconde, nous nous trouvons suspendus, à égale distance entre le ciel et la terre, en équilibre entre l’un et l’autre.

Dans l’axe du pare-brise, les derniers restes d’un soleil de feu nous saluent.

Notre équilibre se rompt.

Vraisemblablement, nous ne sommes plus portés par des ailes invisibles.

Anticipant le drame, tous mes membres se raidissent pour faire corps avec le siège.

Je sens mon cœur se soulever. Il ne veut pas redescendre lui non plus : voler est si beau, mais tomber… Tomber…

Je n’ai pas envie de crier, seulement, une prière se forme dans mon esprit, adressée à je ne sais qui :

« S’il vous plaît, ne me laissez pas tomber. Je n’ai pas envie de tomber, je veux voler. ». Notre vieille voiture, fatiguée de toute cette course, pique du nez. Lentement, d’abord, puis d’un coup sec.

En bas… Oh… C’est la mer. Lointaine, encore, mais bouillonnante !

Elle se rapproche à une vitesse folle, n’a pas l’air si hostile.

Et je ne sais trop si c’est résignation ou excitation, mais notre chute, l’idée de notre chute ne m’est, d’un coup, plus aussi insupportable.

Il y a assurément une certaine beauté dans ce qui se joue là…

Dans cette espèce de rendez-vous Qu’on s’est fixé…

Avec le soleil…

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