Samuel Dutacq

Survive On Earth

La terre, devenue hostile, est désertée par l'humanité. Une entreprise y organise des séjours de survie pour pour des personnes fortunées en manque de sensation forte. Survive On Earth a été publiée pour la première fois en 2018, dans le supplément n°26 à la revue Géante Rouge.

Journal de Grace Clarke

 

 

 

Survive On Earth – jour 1 – dans un refuge vétuste

 

Rien à signaler…

Ou plutôt si. Ivan, assis sur une chaise, fait jouer les mécanismes de son fusil électromagnétique (heureusement déchargé). La lumière verdâtre au-dessus de sa tête lui donne des airs de psychopathe. Il ne sait pas très bien comment gérer sa frustration… il me semble que les publicités de Heroes Travel ont réveillé en lui un instinct de prédation. C’est pour cela que nous sommes ici, qu’il est ici en tout cas : chasser. 

Il n’y a rien à chasser sur Mars… mais ce n’est pas une révélation. La Terre, en revanche, grouille encore de bêtes sauvages qui ont su s’adapter à la toxicité de l’air.

Ivan a une grande vision de l’humanité. Il se voit comme un leader, un moteur du progrès, un sauveur… mais il considère que les humains sont décadents, qu’ils ont perdu leur force originelle, leur instinct primitif, qu’ils se laissent entraîner sur les paisibles vaisseaux du progrès, sans jamais connaître le danger. Mais Ivan n’a pas visité les raffineries orbitales ni les mines vénusiennes… pour ceux qui y travaillent, le danger est partout. Son imaginaire se nourrit de statistiques : production, chiffre d’affaires, positionnement sur l’échelle du progrès (qu’il a lui-même inventée). Il aspire à mener l’humanité au niveau 2 de l’échelle de Kardachev. Il faut pour cela que chacun y mette du sien, en suivant son propre exemple : fortune, réussite, innovation. Il se targue même d’accorder de l’importance au bien-être des humains…

En l’observant ainsi, vêtu d’une combinaison austère, manipulant cette arme d’une dangerosité extrême ; en promenant mon regard sur les murs sombres et couverts de tâches de gras ; en contemplant la décrépitude et l’exiguïté du refuge, j’ai du mal à réaliser que nous sommes en vacances… j’ai du mal à réaliser que nous sommes en train de consommer un séjour qu’Ivan lui-même m’a offert (ou plutôt, s’est offert) à l’occasion de notre dixième anniversaire de mariage : un séjour de survie en environnement hostile… sur Terre.

J’ai accepté parce que j’avais envie de poser le pied sur Terre moi aussi ; non pas dans l’intention de rapporter des trophées de chasse en orbite, mais pour savoir à quoi pouvait ressembler la planète de nos ancêtres. Par principe, j’ai suivi, la semaine précédente, les mêmes étapes de préparation qu’Ivan, y compris l’entraînement à l’usage d’armes à feu (que je n’ai pas l’intention d’utiliser). Si je parvenais à l’empêcher de s’en servir, alors je pourrais presque m’estimer satisfaite de ce séjour. Un point crucial a été le choix de la destination. J’ai insisté fermement pour qu’il me laisse décider, lui laissant la main sur les autres paramètres. Ainsi, notre séjour devrait ressembler à ceci :

 

durée : 5 jours

taille de la zone : medium

armement et munitions : max

hostilité des animaux sauvages : max

décrépitude des locaux : max

environnement : désert

 

Mon choix a mis tout le monde dans l’embarras. On m’a conseillé d’opter pour la jungle ou la forêt, parce qu’il n’y a rien à chasser dans le désert. J’ai insisté. Ivan m’a demandé d’être raisonnable. Je n’ai pas cédé.

Ce que je n’avais pas prévu, c’était qu’on importerait exprès, d’une autre région terrestre, des animaux sans aucun lien avec le désert… quel gâchis ! Heureusement, nous n’avons pas vu poindre, dans la journée, le museau de la moindre bête sauvage, au grand désespoir d’Ivan. Je crois que le bruit infernal du buggy les a fait fuir.  

Tout a été prévu ici pour que le chasseur jouisse des meilleures conditions : des vivres et des munitions ont été disséminés aux quatre coins de la zone, enfermée dans des coffres qu’on ne peut ouvrir que grâce à des clés magnétiques présentes à nos poignets ; des refuges ont été aménagés dans des lieux stratégiques ; un buggy a été mis à notre disposition à proximité de la zone d’atterrissage ainsi que des bornes répulsives censées éloigner les bêtes. Nos armes ont une puissance dévastatrice, nos exoarmures doivent nous permettre de résister à n’importe quelle condition, à des forces de compression titanesques, à un niveau de radiations très élevé et à une chute de dix mètres. Autant dire que nous ne sommes pas à armes égales avec les animaux.

Nous avons atterri ce matin, à bord d’une capsule. L’atterrissage a été d’une violence qu’on ne connaît pas sûr Mars ni même sur Vénus. Une fois les portes ouvertes et les rampes déployées, nous avons pu faire nos premiers pas, chancelants, sur le sol terrestre. Dès que nous quittions le sol rocheux, nos pieds s’enfonçaient lourdement dans le sable. Mais ce qui m’a le plus surpris a été l’impression de force qui se dégageait de cet endroit : un vent violent soufflait dans toutes les directions à la fois, charriant des tonnes de sable dont les grains martelaient nos visières ; le sable nous empêchait de voir à plus d’une vingtaine de mètres. Je sentais déjà que le désert n’allait pas être une partie de plaisir. Mais la déception qui se manifestait dans les yeux d’Ivan était déjà une consolation. 

Nous avons passé une partie de la journée à errer, sans rien voir d’autre que nos propres pieds et, quand nous nous retournions, les traces de nos pas que la tempête effaçait. La marche dans le sable était éprouvante. En ce moment, je sens la fatigue m’envahir les muscles des jambes. Nos corps ne sont pas habitués à la pesanteur. Tout a été prévu, pourtant, pour qu’on n’ait pas à ressentir la douleur ; mais je ne veux pas de leurs pilules ni de leurs implants !

Nos efforts ont été récompensés en fin de journée par la silhouette d’un véhicule. C’était un buggy rudimentaire, dont la partie avant était à moitié enfouie sous le sable. Nous avons dégagé le véhicule avec nos mains, puis Ivan s’est précipité au volant. L’engin disposait d’un écran de localisation nous donnant l’emplacement du refuge le plus proche. Nous avons foncé dans la direction indiquée. Au bout d’une heure environ nous sommes arrivés dans une zone rocailleuse. L’entrée du refuge était dissimulée dans une anfractuosité. Au moment où j’ai essayé de déverrouiller la porte, une voix m’a répondu, froidement : 

Accès verrouillé.

J’ai réessayé trois fois, sans parvenir à aucun résultat. Alors Ivan s’est approché et, négligemment, il a posé son bracelet magnétique sur l’emplacement de la porte. L’ouverture a été accompagnée d’une voix presque suave :

Accès autorisé. Bienvenue dans le refuge RNFJ[quelque chose]T4, j’espère que vous avez apprécié la blague de la porte…

L’envie m’a effleuré de taper dans quelque chose, mais, ne sachant pas précisément d’où venait la voix, je me suis ravisée. Ivan a eu l’occasion de démontrer ses compétences en ouverture de portes réfractaires, mais je soupçonne un complot. Ça serait bien son genre…

Il est temps que cette journée se termine. Je n’ai pas hâte de savoir ce que demain nous réserve. 

 

 

Survive On Earth – jour 2 – un autre refuge, tout aussi vétuste

 

Rien ne s’est passé comme prévu. 

Cette journée a été ponctuée par nos échecs répétés à déverrouiller les dispositifs de Survive On Earth : démarrage du buggy, coffres à munitions… bouton d’alerte. Dès le matin, plus rien ne fonctionnait et il nous était impossible de contacter le centre d’alerte de Heroes Travel. Il a fallu que je trafique le système électronique du refuge pour nous permettre d’en sortir. Étant donné le haut niveau de sécurité, ça n’a pas été facile. Et comme la panne semblait générale, j’ai employé les mêmes procédés pour déverrouiller le buggy et en permettre le pilotage manuel, afin de rejoindre, au soir, le second refuge dont la porte était bien entendu verrouillée. Une fois sur place, j’ai dû remettre en marche les systèmes de chauffage et de purification de l’air, ainsi que l’eau courante et l’ordinateur central. 

Après ce que je venais de vivre dans le désert, je me serais bien passé d’un tel travail. 

Ivan dort profondément. Il a ingéré une pilule juste avant de se coucher et s’est effondré de tout son long sur sa couchette. Voilà un problème de moins à gérer.

Le calme et le silence ne m’ont jamais été autant nécessaires. Il me semble que je reprends mon souffle pour la première fois depuis l’événement de cet après-midi. J’en ai gardé une blessure béante. 

La vue s’était quelque peu dégagée. Depuis un poste surélevé, nous étions parvenus à dénicher un troupeau de bêtes à cornes. Elles étaient une trentaine et comptaient des petits. Leur comportement montrait des signes d’agitation, elles me semblaient désorientées. Je me suis rappelé alors qu’elles ne connaissaient pas ce désert, pas plus que nous. 

Sans tarder, Ivan s’est emparé de son fusil électromagnétique, s’est positionné derrière un monticule rocheux — genou droit à terre, coude gauche faisant office de support —, a visé grâce à l’écran intégré dans sa visière, a appuyé sur la détente. Le coup est parti sans un bruit. Une ombre est passée sur son visage. Il avait raté sa cible. 

Avant que l’arme ait eu le temps de se recharger, un grognement puissant a retenti juste derrière nous. 

Une bête à cornes se tenait à quelques mètres, impressionnante par sa carrure. Elle a chargé Ivan. Le sol tremblait sous ses pas. Sans l’exoarmure, Ivan aurait été transpercé par la corne ; au lieu de cela, il a été projeté quelques mètres plus loin. Une autre bête est apparue. L’a chargé à son tour…

Un coup est parti. Le projectile a traversé le crâne de la bête et poursuivi sa course dans les airs. L’animal s’est effondré de tout son poids, inerte. Sa congénère s’est approchée, a baissé la tête sur le cadavre, a émis un long gémissement rauque. 

Elle s’est tournée vers moi un regard lourd de reproches, puis s’est enfuie.

L’arme m’est tombée des mains.

Je revois ce qui a suivi, dans les moindres détails, quand je me suis approchée du cadavre. 

Il se vide de son sang. 

Dans son crâne, le projectile a creusé un trou béant aussi gros qu’un poing.

Le souffle me manque. Ma vue se brouille. Mes jambes ne me portent plus. 

Je tombe face contre terre. Le malaise s’empare de moi, la nausée. Un réflexe : j’active l’ouverture de ma visière pour vomir. 

Vomir ce geste que je viens d’accomplir. 

Vomir cette arme… 

Cet homme.

Je m’essuie la bouche avec ma manche et referme la visière. Ma tête n’est plus qu’une boule de douleur fiévreuse, envenimée par la toxicité de l’air. Quand je tourne la tête vers Ivan, je lis sur son visage une confusion de sentiments : une joie et une excitation intenses nuancées par la rancœur d’un homme blessé dans sa virilité. 

Je le vois encore s’approchant de moi, le visage déformé par un sourire de prédateur. J’entends encore ses mots, ses mots insupportables :

Je n’aurais jamais imaginé ça de toi…

Cette remarque me trotte dans la tête. Je me souviens avoir eu envie de le tuer lui aussi. Maintenant, ce n’est plus qu’une colère froide qui ne parvient pas à effacer ma profonde tristesse.

Après notre entrée dans le refuge, Ivan s’est découvert du désir pour ma personne. La vue du sang l’avait excité. Il demandait une compensation pour n’avoir pas pu tuer la bête lui-même, parce que je l’en avais empêché.  Je l’ai repoussé. Il s’est fait de plus en plus insistant. Il s’est senti le besoin de me rappeler qui il est : Ivan Jansen, le troisième homme le plus riche du système solaire, le patron du groupe Jansen, mon mari, un homme à qui on ne refuse rien. Je n’ai pas cédé. 

Ivan. J’aurais préféré la laisser te piétiner.

 

 

Survive On Earth – jour 3 – un camp au milieu du désert

 

Par où commencer ? 

En l’espace d’une journée, tout a changé. Ma vie ne sera plus jamais la même. 

Ivan est mort. J’avoue ne pas ressentir autant de peine à son égard que pour l’animal que j’ai tué. Pendant dix ans il n’a cessé de me donner de nouvelles raisons de le haïr. Tout est fini maintenant, je ne le hais plus.

Ce matin, nos clés magnétiques étaient toujours inutilisables, et nous ne parvenions pas à reprendre contact avec la compagnie de voyage. Ivan et moi n’avons échangé aucun mot. Nous avons mangé un plat préparé infect puis nous sommes partis avec le buggy. La vue était toujours aussi bouchée. Je pilotais le véhicule pendant qu’Ivan gaspillait ses munitions à tirer sur des silhouettes vaporeuses. Tout cela ne me paraissait pas réel, j’avais la sensation d’errer dans un monde factice où notre parcours était tracé d’avance. Et le pilotage manuel n’y changeait rien. 

En fin de journée, un événement a tout fait basculer. Au moment où le brouillard commençait à se lever, nous avons aperçu des silhouettes assez nettes, à une bonne centaine de mètres. J’ai stoppé le buggy et nous sommes descendus. Il nous était difficile de savoir si elles s’approchaient ou non. Mais ce n’était pas ce qui préoccupait Ivan. 

Il a tiré. 

Une des silhouettes s’est effondrée. Aussitôt, les autres se sont mis en mouvement. Des cris nous sont parvenus, des cris d’alerte, des cris… humains. Ivan s’apprêtait à tirer une seconde fois. Il ne fallait pas qu’il tire. J’ai attrapé mon fusil par le fût et l’ai frappé de toutes mes forces avec la crosse. Il a manqué sa cible mais est parvenu à se rattraper de justesse pour ne pas tomber par terre. Il s’est tourné vers moi, le visage déformé par la colère. Il s’apprêtait à la laisser s’exprimer. N’en a pas eu le temps.

Mouvement de recul subit. Bouche qui s’ouvre et se fige. Silence. Un objet allongé et pointu s’était fiché dans sa poitrine, à l’emplacement du cœur. 

Son corps s’est écroulé. Sans vie.

Les silhouettes ont formé un cercle autour de moi. Des êtres bipèdes portant des masques, vêtus de combinaisons amples et grises. Des humains. L’un d’eux s’est approché de moi, a donné un ordre dans une langue qui ressemblait étrangement à la nôtre. On m’a arraché mon fusil des mains, on m’a attachée, les bras le long du corps. Hébétée, je me suis laissée faire.

Le chef a donné un autre ordre concernant le corps d’Ivan… sur le moment, je n’ai pas tout à fait compris, il s’agissait de le ramener avec eux… pour le manger ! Ainsi, je me disais, la Terre était encore habitée par des humains, mais ces humains mangeaient de la chair humaine… qu’allaient-ils faire de moi ?

La nuit commençait de tomber. La tribu s’est mise en marche, en emportant les corps d’Ivan et de l’homme qu’il avait tué. Il m’était difficile de marcher tout en ayant les bras liés, et les rafales n’aidaient pas. Je suis tombée plusieurs fois, on m’a aidée à me relever. Je réfléchissais à un moyen de me tirer d’affaire, mais, étant donné la situation, la fuite n’était pas envisageable. Parlementer était peut-être la meilleure solution, mais je devais savoir ce qu’ils comptaient faire de moi, et les quelques mots que je comprenais de leur langue ne me rassuraient pas.

Au bout d’une longue marche, la tribu s’est arrêtée dans un lieu protégé du vent. Il faisait déjà nuit noire. Les uns ont posé leurs armes, les autres des sacs pesants qui devaient renfermer des vivres et de l’eau. On a déposé Ivan à même le sol, sans la moindre brutalité, avec respect, juste à côté de l’autre corps. Puis on m’a détachée. Pourquoi avaient-ils pris la peine de m’attacher s’ils ne craignaient pas que je m’enfuie ?

Quelqu’un a sorti d’un sac une sphère grise à l’apparence métallique ainsi qu’un pied télescopique, qu’il a planté dans le sol. Il a ensuite placé la sphère à son sommet. Son index est venu effleurer le point de jonction entre les deux éléments. Une bulle est apparue autour de l’objet, puis a grandi jusqu’à nous recouvrir tous. Enfin, elle s’est stabilisée sous la forme d’un dôme translucide. Puis d’autres personnes ont disposé une série d’appareils reliés par des tubes, les uns à l’extérieur du dôme, les autres à l’intérieur. Leur mise en marche s’est accompagnée d’un chuintement léger, un bruit de fuite de gaz. Après quelques instants, les humains du désert ont commencé à ôter leur combinaison et leur masque. Ils portaient en dessous une autre combinaison plus fine et sans doute plus confortable. 

On m’a invitée à faire de même. Je dis bien « invitée », parce qu’il n’y avait plus la moindre marque d’hostilité dans leur voix. J’ai ressenti une forte appréhension au moment d’enlever mon casque. Mais après avoir respiré une bouffée d’air, toutes mes inquiétudes se sont envolées. L’air était un peu frais, mais le sable libérait la chaleur accumulée durant le jour. 

Le chef s’est approché de moi. A enlevé sa combinaison à son tour. J’ai frémi en la découvrant. Elle. Son regard insistant mais sans violence, son regard comme une énigme. Et ses yeux couleur de sable…

Elle s’est présentée. Alex. Je me suis présentée à mon tour. Nous avons échangé quelques mots maladroits mais nos langues ne nous permettaient pas vraiment de nous comprendre, et je ne savais pas quels gestes employer.

Alex m’a invitée à partager le repas avec eux. Ils ont fait cuire dans un grand récipient une soupe épaisse de céréales et d’herbes aromatiques. Un plat peu goûteux, mais bien meilleur que ceux proposés par l’agence de voyages, et sans viande : ni animale ni humaine.

Je les ai longuement regardés manger, discuter et rire ensemble, assis en cercle autour de cette soupe bouillonnante. Cela leur paraissait la chose la plus naturelle du monde. Pourtant, jamais je n’avais assisté à rien de tel, ni sur Mars ni ailleurs. Ils n’étaient reliés à rien d’autre qu’eux-mêmes, par la parole et le repas. Seuls au monde.

Je n’ai à l’heure actuelle aucun moyen de communiquer avec l’espace. Le système de Survive On Earth reste inactif. Cela ne m’étonnerait pas que les humains du désert y soient pour quelque chose. J’essaierai d’en savoir plus demain. Mais rien ne presse. Je n’ai besoin d’aucune intervention d’urgence, je n’ai personne d’autre à qui je souhaite parler, et Ivan est mort. Rien ne peut m’empêcher de vivre cet instant. 

Cela fait quelques heures à peine que j’ai rencontré les humains du désert, mais ils me semblent dignes de confiance. Ils ont plus de raisons de se méfier de moi que l’inverse. J’ai peut-être tort de leur accorder ma confiance, mais il n’y a rien d’autre que je puisse faire. Et puis, tout ce qui pourrait m’arriver ici n’est rien en comparaison de ce qui va me tomber dessus quand je remonterai dans l’espace. On ne me tiendra peut-être pas pour responsable de la mort d’Ivan, mais on me reprochera sûrement de ne pas m’être sacrifiée à sa place, parce qu’il est placé bien au-dessus de moi dans la hiérarchie de la civilisation. Nul doute que sa mort aura de très lourdes conséquences sur l’équilibre de la société, mais il est impossible de prévoir de quel côté la balance va pencher.

Je n’ai pas envie d’y penser.

Ce soir, nous dormons dans des lits de fortune sous une bulle de verre.

 

 

Survive On Earth – jour 4 – le village des humains du désert

 

Nous avons atteint le village après une longue journée de marche. Nous étions partis bien avant le lever du jour pour éviter les trop fortes chaleurs. Les humains du désert n’ont aucun autre moyen de transport que leurs jambes. Je n’ai pas été habituée à un tel effort. Aussi, c’est épuisée et au bord de l’évanouissement que je suis arrivée ici. Alex m’a emmenée à l’écart, dans une chambre séparée de la grande pièce commune par un lourd rideau. J’avais pu saisir quelques images de l’espace qui m’entourait : une vaste grotte composée d’une succession de salles et de couloirs… un village troglodyte ! Je me suis laissée tomber sur un matelas dont la douceur contrastait avec la rudesse du désert. Je me souviens avoir somnolé, m’être réveillée plusieurs fois sans comprendre où j’étais. Tous les lieux que j’avais visités ces derniers jours se confondaient. 

Plus tard, Alex m’a sorti de cet état étrange en m’apportant une boisson chaude à base de plantes. Le breuvage m’a fait peu à peu reprendre mes esprits. J’ai alors été assaillie par des sentiments confus. Les événements de ces derniers jours me sont  brutalement revenus à l’esprit : les préparatifs de ce voyage absurde, l’atterrissage dans la capsule, la rencontre de ce troupeau d’animaux sauvages et cette bête que j’ai tuée, la mort d’Ivan, puis la rencontre des humains du désert… et d’Alex. Inattendue. Inespérée. J’avais gardé toutes ces choses en moi. Il fallait que je lui en parle. Je lui ai confié ma peine, après avoir tué l’animal rencontré dans le désert, et mon soulagement quand elle-même et les membres de sa tribu ont enlevé leurs masques, puis quand elle est venue vers moi… 

Les paroles surgissaient, irrépressibles, irréfléchies, brutes. Je lui ai raconté Mars : la vie sous cloche, les villes immenses où règne un ordre indécent ; les merveilles technologiques qu’on y fabrique, mais aussi la froideur… froideur du verre et du métal poli, froideur des matières, froideur des gens qui ne savent plus rêver, qui ne savent plus ce que c’est que le désir… et cette communication incessante : écrans, voix, parfums de synthèse diffusant des messages politiques et des slogans commerciaux, ces messages qui font croire aux martiens que la vie est plus douce sur Vénus et aux vénusiens que Mars regorge de merveilles. Cette société où on achète le droit de mentir… Je lui ai raconté ma vie de tous les jours, mon travail à Clarke Security, mon mariage avec Ivan, le seul moyen que j’avais trouvé d’empêcher la faillite de mon entreprise, mes efforts pour garder mon indépendance et rester fidèle à mes valeurs, mes tentatives de rendre la sécurité informatique accessible à tous, mon rêve de donner aux gens les moyens de protéger leurs pensées des intrusions, et les pressions financières auxquelles j’ai dû faire face… Et ma peur. Peur de retourner en orbite, devoir m’expliquer de la disparition d’Ivan. Peur enfin qu’on me pénètre le cerveau pour connaître la vérité…

Elle m’a regardé, a posé sa main sur mon épaule, m’a souri. Elle n’avait pas compris un mot de ce que je lui disais, mais ça n’avait plus aucune importance. Elle partageait ma colère, ma tristesse, ma peine. J’ai trouvé refuge dans ses bras. Et pour la première fois depuis de nombreuses années, je me suis mise à pleurer.

 

***

 

Plus tard, elle m’a guidée à travers les différentes pièces et couloirs du village. J’ai été surprise par le confort et la beauté du lieu, qui semblait en même temps obéir à des logiques strictes. Je désirais en apprendre plus sur cet endroit, quand et comment il avait été construit, et la vie que menaient les humains du désert… Les murs, couverts de fresques colorées, donnaient un début de réponse. Parmi l’incroyable diversité de figures, de motifs, de symboles, une forme revenait sans cesse, celle d’un être obstiné, symbole d’espoir. Un oiseau.

De nombreuses questions restent entières. Comment ont-ils survécu à la dévastation de la Terre ? Un vide de deux cents ans sépare cette tribu du moment où le dernier humain a quitté officiellement la Terre.

Plutôt que de longues explications, Alex m’a offert de me joindre à eux. Nous avons partagé le repas, dans une ambiance plus chaleureuse encore que celle du camp. Ils doivent être une cinquantaine à vivre ici, une soixantaine tout au plus. Dans une telle communauté, j’imagine que chaque personne compte. La perte d’un membre doit créer un vide béant dans le cœur de tous…

Après le repas, nous avons honoré les deux défunts avec un égal respect. Avant le début de la procession, j’ai été invité à me recueillir auprès du corps d’Ivan. J’avais si peu de chose à lui dire, et toute ma colère s’était envolée. Je me suis contenté de lui souhaiter de trouver la paix, où qu’il soit. Je n’ai jamais su s’il croyait à une vie après la mort. Il a toujours renvoyé l’image d’un matérialiste convaincu.

Ensuite, je me suis approchée de l’autre corps. Il s’appelait Adel, il avait seize ans. J’ai formulé une prière d’excuses, en mon nom et en celui d’Ivan. Une attention dérisoire. Mais qu’aurais-je pu faire d’autre ?

Ils ont été emmenés tous deux à l’extérieur. Tous les habitants du village ont participé à la procession jusqu’à la tour du silence, là où l’on disposait les cadavres à ciel ouvert, en offrande aux vautours. C’est une pratique très ancienne, du temps où il y avait encore des oiseaux sur Terre. 

Des chants ont été entonnés, j’ai joint ma voix aux leurs. Puis nous sommes retournés nous abriter dans le village.

Après le repas, on a récité des contes, entonné des chants joyeux et sans paroles. Les danses ont suivi. Je les ai observées avec intérêt puis avec admiration. Sans prévenir, Alex m’a pris par la main et m’a entraîné dans une de ces danses. Mes premiers pas étaient maladroits, mais en imitant les autres, j’ai fini par oublier mes peurs.

Demain, il me faudra reprendre contact avec les humains de l’espace pour rejoindre la station orbitale. Je n’ai pas envie de m’en aller. Cet endroit me semble plein de promesses. 

Jamais je n’aurais cru dire cela d’une grotte.

Alex auprès de moi semble rêveuse. Le silence est retombé sur le village. Au milieu de la salle centrale trône un simulacre de feu, une merveille pour les yeux. J’ai vu les yeux se fermer les uns après les autres, les corps cédants à la fatigue se coucher, emmitouflés dans des couvertures épaisses. Peut-être rêvent-ils le même rêve…

Je vais les rejoindre à mon tour. Puisse mon esprit se joindre au leur.

 

 

Survive On Earth – jour 5 – une navette à destination de Mars

 

Quand j’ai ouvert les yeux ce matin, tout le village était déjà en activité, à l’exception de quelques dormeurs. Avec lenteur, je me suis levée. J’ai laissé errer mon regard sur les parois de la grotte, sur le sol encore tapissé de couvertures, et sur les habitants. Je voulais me remplir de tout cela avant le départ.

J’ai fait mes adieux au village, puis retrouvé Alex. Nous avons cheminé jusqu’à un des nombreux refuges qui avaient été aménagés pour Ivan et moi. Elle a pu alors réparer la panne dans le système informatisé de Survive On Earth. Jusqu’alors, je n’avais pas songé à m’étonner de la coïncidence entre la défaillance subite du système et la rencontre des humains. J’aurais voulu savoir comment elle s’y était prise, pour neutraliser un dispositif aussi sécurisé sans les technologies de pointe dont on dispose en orbite. Une autre question qui restera irrésolue.

J’ai repris contact avec le ciel. Une navette automatisée est venue me récupérer non loin du village. Avant que je la quitte, Alex m’a prise dans ses bras, m’a serrée très fort contre elle.

Ensuite, tout s’est passé très vite. La navette m’a conduit jusqu’à une base de lancement dans un endroit que je n’aurais pas su localiser. Puis j’ai été transférée dans la fusée, sans avoir à ne faire aucun pas. Enfin, le compte à rebours a égrainé les dix secondes les plus longues de ma vie. 

Les moteurs ont grondé. 

La fusée m’a arrachée à la Terre.

Il n’a fallu que quelques minutes pour que je parvienne à la station orbitale. Au moment de m’accueillir, les agents de Survive On Earth ont été surpris de constater que j’étais seule. J’ai annoncé en adoptant l’air le plus neutre possible : Ivan Jansen et mort. Dans les minutes qui ont suivies, la nouvelle a fait le tour du système solaire. On a dépêché une navette de la police multiplanétaire afin de me rapatrier sur Mars au plus vite, pour que mon témoignage soit recueilli et ma mémoire sondée. On ne me pardonnera sûrement pas d’avoir souhaité la disparition de mon mari… mais je me défendrai. On m’a autorisé à garder ce journal. Il m’a fallu beaucoup d’efforts pour en crypter le contenu, et je n’ai encore trouvé aucun moyen de crypter ma propre mémoire. Mais il y a au moins une chose à laquelle ils ne pourront accéder parce qu’ils ne la comprendront pas…

Mes pensées se tournent vers Alex. 

En ouvrant mon cœur, tu m’as ouvert les yeux.

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